“Je ne pense pas que la connaissance des capacités de production et de consommation soit la panacée pour résoudre la crise actuelle […] il faut, selon moi une diminution légale et graduée, selon les professions, du temps de travail pour supprimer le chômage” (Einstein). Au moment où la réforme du code du travail est présentée comme indispensable pour augmenter la croissance et son corollaire que serait l’emploi, les économistes Jean- Marie Harribey et Pierre Larrouturou donneront une conférence publique “Einstein avait raison” organisée par Bizi! et la Fondation Manu Robles-Arangiz le vendredi 15 avril à 19h00 à Zizpa Gaztetxea de Bayonne. Leur intervention permettra de mieux prendre conscience de l’impasse que représente la course à la croissance et à la compétitivité et de comprendre pourquoi la loi sur le travail est une aberration écologique et sociale. Ils répondent aux questions d’Alda !
La réforme du code du travail est présentée comme indispensable pour augmenter la croissance et l’emploi (via le levier de la formation, du dialogue social dans les entreprises et la favorisation de l’embauche en CDI). Le Premier Ministre Manuel Valls explique aussi qu’“Il n’y aura plus de règles s’appliquant à tous – et donc nécessairement rigides, dictées d’en haut […]. Les règles seront au contraire fixées par les mieux à même de connaître les réalités de l’activité, les contraintes de leurs marchés, les attentes de leurs clients.” Bref, sous prétexte de favoriser l’emploi, la loi travail est prête à bafouer le principe même du droit du travail fondé sur la primauté de la loi sur la convention d’entreprise. Pouvez-vous nous préciser les conséquences anti-sociales que ce genre de raisonnement et de projet entraînera automatiquement ?
Jean-Marie Harribey : Le projet de loi El Khomri s’inscrit dans le cadre des réformes néolibérales consistant à libéraliser et flexibiliser toujours davantage le travail, considéré comme une marchandise, de telle sorte que la compétitivité, c’est-à-dire la rentabilité du capital, soit assurée au plus haut niveau possible fixé par les exigences des grands groupes industriels et financiers. Le chômage pèse sur les salaires et sur les conditions de travail qui se dégradent partout, mais le patronat et le gouvernement veulent faire un pas de plus pour démolir les conquêtes sociales : les retraites, la couverture maladie et maintenant le droit du travail. Il faut souligner la gravité de la suppression de la hiérarchie des normes en vigueur jusqu’ici. Un accord d’entreprise ne pouvait pas offrir des conditions moins favorables que l’accord de sa branche, et cette dernière ne pouvait pas non plus être moins favorable que la loi générale. C’est ce qu’on appelait le “principe de faveur”. Il sera supprimé si le projet de loi est adopté. Ainsi, l’accord d’entreprise pourra déroger aux conventions plus générales. Pour l’imposer, l’employeur pourra passer au-dessus des syndicats représentant 50 % des salariés, en soumettant à référendum une proposition émanant de syndicats ayant recueilli au moins 30 % des suffrages des salariés. Tout cela au nom de la démocratie d’entreprise, car chacun comprend que 30%, c’est bien entendu plus démocratique que 50% !!! Et chacun comprend aussi que, avec un pistolet sur la tempe, le chantage à l’emploi sera efficace.
Existe-t-il des preuves qui montrent que libéraliser le travail permet de le développer l’emploi ?
Jean-Marie Harribey : Non justement. Même les études du FMI ou de l’OCDE le reconnaissent. Ces deux institutions, peu suspectes de subversion, ont montré que les protections du travail ne créaient pas du chômage, que les réformes libérales augmentaient les inégalités qui sont préjudiciables à l’activité économique, donc créatrices de chômage et non pas d’emploi. Les experts ne sont pas à une contradiction près puisque, dans le même temps, ils exhortent les gouvernements, dont celui de la France, à flexibiliser toujours davantage le “marché” du travail. Aveugles et sourds, patronat et gouvernement invoquent les exemples d’autres pays ayant “réformé ”. Mais l’Espagne compte encore 21 % de chômeurs et la légère diminution de ce taux ne doit rien à la flexibilisation du travail, mais à la reprise de la croissance prévisible après une énorme récession. L’Italie de Renzi a imposé le contrat unique à protection croissante, c’est-à-dire sans protection au début. Qu’ont fait les employeurs ? Ils ont licencié pour réembaucher aux nouvelles conditions. Le Royaume-Uni et l’Allemagne ont créé une grande masse de mini-jobs et, de plus, cette dernière fait travailler en sous-traitance les salariés des anciens pays de l’Est. Sur le plan des nouvelles procédures, la définition du licenciement économique reçoit un périmètre très souple, de façon à faire varier le volume d’emploi quasiment librement au gré des fluctuations de l’activité de l’entreprise. Et l’employeur pourra provisionner le coût des licenciements abusifs, dès lors que le barème des indemnités prud’homales sera forfaitaire, sans que le juge puisse porter un jugement sur le fond.
Quelles sont les conséquences sur le temps de travail?
Jean-Marie Harribey : Le projet de loi donne la possibilité de porter la durée de la journée de travail de 10 à 12 heures. La durée hebdomadaire du travail, actuellement limitée à 48 heures, pourra aller jusqu’à 60 heures “en cas de circonstances exceptionnelles et pour la durée de celles-ci”, et la durée moyenne calculée sur 16 semaines pourra atteindre 46 heures Ce n’est pas tout : des dépassements au-delà de 46 heures peuvent être autorisés par décret “à titre exceptionnel dans certains secteurs, dans certaines régions ou dans certaines entreprises”. Et le temps d’astreinte est compté comme temps de… repos ; dans le cas où le salarié avait une période de non-intervention avant son intervention pendant le temps d’astreinte, ce “temps de repos” sera compté dans celui donnant droit à 11 heures de compensation. Dès lors, l’augmentation du temps de travail a besoin, si l’on peut dire, soit de reculer le seuil de déclenchement des heures supplémentaires, soit de diminuer leur taux de rémunération.
Enfin, en quoi le fait de miser sur la croissance pour trouver une solution au problème de l’emploi est une aberration écologique?
Jean-Marie Harribey : Au-delà de la condamnation sans appel de ce projet de loi sur le travail, il faut réfléchir aux conditions permettant de créer réellement des emplois, et surtout des emplois utiles. Or l’atonie de l’activité résulte de la crise du capitalisme néolibéral et non pas de la lourdeur des protections sociales, et cette atonie est aggravée par les politiques d’austérité. Pour détourner l’attention, il faut trouver un bouc émissaire : ce sera le Code du travail, trop lourd, ou bien la Sécurité sociale, qui a toujours un trou, ou bien les allocations chômage, déficitaires (comme si l’Unedic devait faire du profit !). Que peuvent faire alors les pouvoirs publics? Ils peuvent inciter les entreprises à anticiper l’avenir : par exemple, aiguiller les investissements vers la transition écologique, vers la qualité et la durabilité des produits, vers la formation. Ils peuvent engager des investissements publics pour la recherche, l’éducation, de nouveaux systèmes énergétiques et de transports… Ils peuvent réduire progressivement le temps de travail pour partager celui-ci en même temps que les revenus. Bref, au lieu de se perdre en incantations sur la croissance, engager une véritable transition sociale et écologique… incompatible avec le capitalisme… C’est çà l’enjeu.
Les taux de croissance moyens des dernières décennies dans l’Hexagone ne cessant de diminuer, que faut-il attendre des solutions misant uniquement sur la croissance?
Pierre Larrouturou : Einstein disait aussi “La folie, c’est se comporter de la même manière et s’attendre à un résultat différent.”. Quand on voit l’évolution de la croissance en France depuis 50 ans, on a des doutes sur la santé mentale de ceux qui nous dirigent et continuent à miser la sortie du chômage (et leur réélection) sur le retour de la croissance. C’est totalement irrationnel ! Et la France n’est pas une exception : le Japon n’a que 0,7 % de croissance moyenne depuis vingt ans et, même aux Etats-Unis où la croissance se maintient de façon totalement artificielle (la Banque centrale a injecté 3.500 milliards pour relancer l’économie et l’utilisation du gaz de schiste provoque une baisse artificielle mais de courte durée du prix de l’énergie), plus personne ne peut sérieusement croire au bonheur- par-la-croissance : tous les mois, 300 ou 400.000 citoyens cessent d’être comptés comme chômeurs car ils sont découragés et ne vont même plus s’inscrire… Le taux d’activité est à un plus bas historique : moins de 64 % des adultes sont actifs.
La course à la croissance et à la compétitivité est présentée comme indispensable pour maintenir la création d’emplois (avec l’argument “sans croissance et compétitivité, il y aura encore moins d’emploi”). Pourquoi cette logique nous mène-t-elle à l’impasse ?
Pierre Larrouturou : Nous vivons une vraie révolution : robots, ordinateurs, machines à commande numériques et l’accès du plus grand nombre à des études supérieures ont fait exploser la productivité depuis 40 ans. On produit plus avec moins de travail. Ce serait une très bonne chose si nous étions capables de baisser le temps de travail. Mais comme le temps de travail est devenu un sujet tabou (alors que la durée réelle d’un temps plein est revenue à 39 heures), les gains de productivité amènent à un chômage de masse : des millions de Français et d’Espagnols sont à 0 heure par semaine. C’est un partage du travail “sauvage” qui s’est mis en place dans tous nos pays. Les seuls qui en profitent sont les actionnaires, car la peur du chômage est dans toutes les têtes et déséquilibre la négociation sur les salaires : “Si tu n’es pas content, va voir ailleurs”.
Comment faire en sorte que la prise en compte des limites écologiques soit considérée comme un moteur pour la création d’emploi ?
Pierre Larrouturou : Comment gagner la course de vitesse ? Comment éviter de passer un point de non-retour en matière de réchauffement climatique ? Nous devons investir très massivement dans les économies d’énergie, les énergies renouvelables, de nouveaux modèles de transport, de nouvelles pratiques agricoles… Bonne nouvelle ! On connait les solutions et l’étude menée par Bizi ! confirme qu’elles sont fortement créatrices d’emplois. La seule question est comment financer le plan Marshall pour le climat dont l’Europe a urgemment besoin ? Avec Jean Jouzel et quelques autres, nous proposons que les 1.000 milliards d’euros que va créer la BCE (Banque Centrale Européenne) ne soient pas mis à disposition des banques, comme prévu, mais soient intégralement utilisés pour financer pendant 20 ans un pacte énergie-climat. Avec ces financements, l’Europe pourrait sauver le climat et créer dans tous nos pays un très grand nombre d’emplois utiles et non-délocalisables. “L’Europe est-elle au service des banques ou est-elle au service des peuples et de la sauvegarde de la Création ?” s’interrogeait le pape François dans sa dernière encyclique. C’est une question fondamentale pour notre avenir. A nous de peser pour ne pas laisser le lobby bancaire décider à notre place.