Ellande Duny-Pétré
En 1971-72, j’ai rencontré pour la première fois Jim Jacob au local d’Enbata, 14 rue des Cordeliers. Il se trouvait dans la grande salle de réunion, au milieu d’autres militants, en train de… militer. Enbata et ses dirigeants subissaient alors une avalanche de procès de la part du ministère de l’intérieur, Raymond Marcellin. En réponse, le mouvement avait décidé d’envoyer quatre exemplaires de l’hebdomadaire à tous les abonnés du téléphone dans les trois provinces. En ce temps-là, ni ordinateurs, ni photocopieuses. Sur quatre bandes d’envoi avec feuillets carbones intercalés, il fallait recopier à la main plusieurs dizaines de milliers d’adresses. Entreprise titanesque nécessitant beaucoup de petites mains.
Tout frais émoulu de son université américaine et désireux d’étudier le mouvement abertzale, Jim Jacob frappa évidemment à la porte d’Enbata. Après quelques rencontres avec des militants basques aussi débordés de travail que peu nombreux, il comprit très vite que la meilleure façon de bien connaître la mouvement était d’y participer. L’urbanité de Koko Abeberry et l’enthousiasme communicatif de son frère Jakes, firent le reste. Et voilà Jim Jacob assis à la table d’Enbata, au coude à coude avec des militants patentés, en train de recopier vaillamment son lot de pages de l’annuaire téléphonique, d’apporter sa pierre au combat commun. Ça discutait dur. Il ouvrait toutes grandes ses oreilles et, à n’en pas douter, une fois revenu à son domicile, devait noter mille données et questions.
Sa méthode d’enquête et de recherche qui paraît simple a priori, n’était pas si banale que cela. Combien avons-nous vu passer de sociologues et autres politologues se contenter de solliciter quelques entretiens, puis disparaître aussi vite qu’ils étaient venus ? Au contraire, Jim Jacob mettait en œuvre une sorte d’immersion de longue durée dans le milieu qu’il souhaitait vraiment comprendre. Il allait au charbon avec les militants. Comme le fit en ces années-là l’anthropologue et psychanalyste Jeanne Favret-Saada qui révolutionna les méthodes d’investigation ethnologique avec son travail sur les pratiques sorcellaires en Mayenne. Elle accepta de se laisser prendre. Comme le fit l’Américaine Sandra Ott en allant vivre à Santa Grazi pour étudier le fonctionnement de cette micro-société.
A la même époque, peu avant son retour aux USA, Jim Jacob voulut acquérir quelques caisses de Jurançon. Je vivais en partie à Pau et il avait repéré une bonne adresse. Sur les coteaux béarnais, nous voici un jour dans la fraîcheur d’une cave, en compagnie d’un vigneron d’anthologie : béret crasseux, barbe de quatre jours, grosses bacchantes, voix rocailleuse, mains énormes et musculeuses, accent à couper au couteau, cigarette-maïs pendante au coin de la lèvre, briquet amadou à la main pour la rallumer, à lui tout seul le personnage méritait le détour. Après la discussion œnologique d’usage —cépages, météo et vinification, Jim Jacob avait bien bûché la question— nous goûtons le sublime nectar dans des verres vaguement propres, autour d’un tonneau brillant de toiles d’araignées. Le breuvage aidant, les langues se délient davantage et les commentaires vont bon train. Le cérémonial achevé, Jim Jacob achète quatre caisses de Jurançon. De retour à la voiture, il se met à pousser des cris et s’esclaffe : « C’est incroyable, Ellande, c’est incroyable ! ». Il venait de toucher du doigt, de ressentir en son âme, les tréfonds de la vieille Europe, celle qui fait rêver les émigrés de ces terres, aujourd’hui installés en Amérique du Nord. Immense émotion.
Au delà de l’universitaire et de l’intellectuel brillant, Jim Jacob savait mêler spontanéité et empathie, générosité et bienveillance, joie de vivre et allant, il avait l’art d’être immédiatement de plain pied, aussi bien avec un vieux vigneron du Jurançon, qu’avec un militant basque de la rue des Cordeliers. C’était tout cela, Jim Jacob.
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Jean-Claude Larronde
James E. Jacob —que tout le monde au Pays Basque appelait depuis près de cinquante ans simplement « Jim »— est décédé le 16 septembre, à l’âge de 71 ans. Après des études de Sciences Politiques, aux Etats-Unis et à l’institut d’Etudes Politiques de Bordeaux, il vint dès 1975 au Pays Basque Nord pour un long séjour, car il avait déjà depuis quelque temps, décidé de consacrer sa thèse au nationalisme basque de ce côté-ci de la frontière.
Le résultat est une magnifique thèse soutenue aux Etats-Unis et qui a été publiée en anglais en 1994 par l’Université de Reno au Nevada, sous le titre « Hills of conflict. Basque Nationalism in France » (Les collines du conflit. Le nationalisme basque en France). C’est une magistrale étude d’histoire de 546 pages sur Iparralde (il fait remonter son étude sur le nationalisme basque à l’époque de la Révolution Française), qui a été dédiée à la mémoire du professeur Eugène Goyheneche qui, depuis le début, l’avait aidé.
Il noua bien des contacts et de fidèles amitiés avec les membres successifs d’Enbata, journal qu’il lisait régulièrement à Chico (Californie) où il enseignait les Sciences Politiques à l’Université et dont il fut le doyen durant quelques années. Pour l’Aberri Eguna, il n’omettait pas de hisser l’ikurriña. Parmi ses amis d’Enbata, entre autres, Jakes Abeberry et Ellande Duny-Pétré. Il était retraité à Dayton (Ohio).
Quant à notre amitié, renforcée par ses séjours réguliers en Pays Basque, pays qu’il aimait par-dessus tout, elle datait de longtemps et s’étendait à nos deux familles. C’était un bon vivant (j’étais son « compagnon dans les vignobles de l’histoire », comme il me l’écrira dans la dédicace de sa thèse) qui aimait passionnément les fêtes et la bonne cuisine basques. Il était généreux, jovial et profondément sympathique. Il laissera le souvenir d’un esprit brillant et cultivé et d’un grand ami des Basques. C’était, comme l’a écrit autrefois Anne-Marie Bordes, « le plus Basque des Américains ».
Nous pensons avec affection à sa femme Kathy et à ses filles Lisa, Lindsey et Amanda.