Croire que la Catalogne pourra accepter de rester en Espagne par la seule peur des matraques et de la prison en dit long sur la conception de la démocratie qu’a le pouvoir espagnol. Enbata.Info publie ici un texte de David Fernandez, journaliste, ancien député de la CUP et militant indépendantiste, altermondialiste et internationaliste catalan, inlassable défenseur de la non-violence, du féminisme, de l’écologie, des migrants, de l’anti-fascisme… Écrit dans les jours qui ont suivi le référendum du 1er octobre, il aide à comprendre ce qu’est le processus catalan, et pourquoi la répression au lieu de le stopper ne fera que le renforcer. Article publié le 7 octobre 2017 en catalan sur le site La Directa, traduit en espagnol sur le site Des Informemonos et traduit en français depuis l’espagnol par Marie Cosnay.
David Fernandez
Au prix infâme de la brutalité du pouvoir. Devant toutes les hontes de l’État. Face au plus haut stade de violence institutionnelle et de délire répressif qu’on ait vu depuis longtemps. Il y a cinq jours, l’intelligence collective, l’autodétermination sociale et la dignité démocratique ont arrêté le(s) coup(s) d’état ourdis contre la raison démocratique de la liberté politique catalane. La déroute, bien qu’ils la vendent cyniquement victoire, du haut de leur arrogance impuissante, a été sévère. Parce qu’elle n’est pas une. Au minimum, elles sont six. Six déroutes en une. En ces temps difficiles, autodéterminés face à la violence de la persécution et décidés, ensemble, à ne pas céder, deux millions de personnes ont su refuser (annuler, nier, déborder) la raison d’État, toujours sinistre.
Déroute logistique. Que la protection clandestine des urnes refleurisse en Elna, Catalogne Nord, occupée par l’Etat français – le berceau de la mémoire de notre exil républicain, de l’autre côté de la frontière – n’est pas que métaphore politique et justice poétique. Une évidence : un réseau parallèle et silencieux, solide et tenace, a su déjouer, sagement discret, le harcèlement de ceux qui voulaient tout séquestrer. 1-0. Un à zéro, encore. Insomnies, anxiétés, et cinq heures du matin. Appel à la porte de chaque bureau de vote où nous dormions à la belle étoile, une voix chaude, anonyme, et ce message : « le petit déjeuner est prêt ». Les livreurs de rêves. Les livreurs d’urnes.
Déroute politico-militaire. Sur le terrain – les rues -, dès la première heure, recevant tous les coups, des milliers de personnes – corps contre matraques, patience contre intransigeance, calme contre acharnement – ont neutralisé la violence de l’assaut, à visée militaire, qui voulait multiplier les peurs et persécuter chaque bureau de vote, s’il n’en fermait que quelques-uns. L’État a échoué, absolument incapable d’empêcher le référendum et l’exercice de la souveraineté populaire. Ce ‘loin de nous’, élément hooligan de la politique d’État, selon l’ordre bourbon, qui se manifestait devant chaque urne réquisitionnée comme un trophée de chasse, a été débordé par une société incroyablement consciente que nous ne jouions pas. Il y a des jours qui dureront des années, chantait Ovidi Montlor, et des gestes infinis qui nous accompagneront à jamais. Les vieux slogans, de quand nous étions à peine, re-visités : ce qu’on peut – les slogans ne vont plus jamais seuls, ils vont ensemble, ne vont qu’ensemble, c’est quand nous pouvons. Et oui : il y a un avant et un après, irréversible. Rien ne sera pareil et nous ne sommes plus les mêmes. Dialectique insurmontable entre le meilleur des gens et le pire de l’Etat.
Déroute cybernétique. Que nos hackers de l’impossible – mille merci, une fois encore- aient gagné la difficile bataille technologique, inégale, pour que dure le recensement toute la journée, sur la base de logiciels libres et cryptés, donne à penser. Beaucoup. Ni en analogique ni en digital, l’État Big Brother n’a pu gagner, bien qu’il ait tout le jour fait tomber les serveurs, détruit les adresses IP et saboté les domaines, comme il faisait tomber les portes, détruisait les têtes et sabotait.
Déroute politico-sociale. Dans ce dilemme entre démocratie et démophobie, reste, entière, la presse. Soraya, vous disiez qu’il n’y aurait pas de référendum, pas d’urnes, pas de bulletins, pas de campagne, pas de votants, rien ? On les a eus. En toute dignité, grâce aux gens, en une impressionnante leçon d’auto-tutelle sociale, d’auto-organisation populaire et d’auto-défense démocratique, en chaque bureau de vote, devant chaque urne, à chaque vote. Et plus encore. Encore plus : mardi, ils ont organisé la plus grande grève générale, pour les libertés, contre la répression, et la plus grande manifestation depuis la fin de la dictature. Dockers, pompiers, tracteurs de paysans, écoles, étudiants, syndicalistes, petit commerce et moyenne entreprise, et surtout, grandeur de nos gens d’âge, de chaque grand père et de chaque grand mère. Les visages d’une dignité de granit, et les musiques – le retour des casseroles, aussi, dans la soirée, retentissantes – d’une communauté politique en résistance. C’est ce que nous sommes. Aujourd’hui, maintenant, ici.
Déroute médiatique. Fiction contre réalité, l’autarcie informative du régime de 78 s’est retournée proportionnellement : contagion globale de la brutalité, stupéfaction internationale et solidarités inestimables venues de chaque coin du monde. Fragilité et espérance, j’en retiens une : le communiqué d’appui des femmes libres du Kurdistan de Rojava. L’urne, comme grammaire politique internationale de l’anomalie autoritaire espagnole – et le conflit démocratique catalan est inattaquable. De bonne heure, un Tweet de Jordi Evole, écrit à la première heure, de Mossoul, l’annonçait et le dénonçait : « ceux qui ont eu l’idée d’un plan pour éviter le référendum ne savent peut-être pas que ce qu’ils ont provoqué, c’est qu’aujourd’hui la Catalogne s’en va, définitivement.
Déroute éthico-morale. Pour nous qui venons des mouvements sociaux de base et du coopératisme, où nous avons tout appris, il y a une dernière déroute, fondamentale, qui nous fait taire – et nous fait pleurer, disons-le. Que l’éthique de la désobéissance civile, pacifique et non violente – et son potentiel social, humaniste et transformateur – ait été l’outil, décidé en commun pour résister, en dit long. Que le féminisme – nos corps, nos urnes-, l’antimilitarisme – désarmer les armes- et la coopération – l’union fait la force- ait été notre refuge, en dit long et dit tout. Nous laisse sans paroles.
Aujourd’hui commence un tout autre coup. Encore. Oui. Mais depuis cinq jours il commence ailleurs. Comme si je vivais à la Dovela, l’école de Clot qui en 48 heures de ma vie, est revenue tout m’apprendre : la raison, la mémoire, l’imagination, le compromis. Et la dignité zapatiste de ceux d’en-bas. Pas de doute, il faudra penser et repenser, encore et toujours, nous toutes et tous : comment préserver tant de résistances intimes muées en cette dignité collective du 1-0. Voilà la pierre angulaire : nous avancerons, si nous savons nous maintenir en dignité et l’amplifier. Parce que nous savons que l’État espagnol – l’État Revanche- a donné son prix à la liberté politique catalane.
Sans voix, c’est ce que j’ai écrit après dimanche, parce que tant de dignité devant tant de brutalité me faisait taire. Si je devais conclure, je dirais, paradoxalement, qu’en voulant être république, nous avons appris à être peuple. Et que je n’ai pas encore les mots pour recevoir cela, le protéger, le déchiffrer. Merci pour tout. Merci pour tant. Nous poursuivons. Nous poursuivrons.