ENBATAk 60 urte
En posant au début des années 60 la question nationale basque en Iparralde, le mouvement Enbata change radicalement les termes du débat politique dans notre pays. Une région périphérique et marginalisée est appelée à devenir un centre, une nation à part entière. Dans une Europe en formation, la frontière qui nous divise doit s’effacer. Enbata fait un état des lieux, analyse la situation à partir du prisme abertzale et exprime un projet global décliné par étapes. Plus tard et avec d’autres, ses militants se lanceront dans le concret: mettre en oeuvre, donner un début de réalité à ces idées, dans les domaines de l’enseignement, de la culture, de l’économie, des médias, des institutions… la liste est longue et se prolonge aujourd’hui. Avec en toile de fond le projet souverainiste initial gravé dans la Charte d’Itxassou, ces avancées prennent un tout autre sens. Le débat public s’en ressent fortement, les autres forces politiques et sociales sont amenées à évoluer sur ce terrain et ces réalisations. Plus rien ne sera comme avant.
Après un temps de gestation, Ximun Haran donne l’impulsion décisive, il appuie sur le détonateur, sans prendre de gants, à main nue. Le mouvement Enbata brise le tabou, fait sauter le verrou idéologique. Dès son premier numéro en octobre 1960, il ose dire non, il propose de changer de patrie. Changement de perspective radical et coup de tonnerre. Pourtant la bombe dans son allure semble bien dérisoire: une simple feuille de chou de deux pages, rédigée pour l’essentiel par un curé… Elle va s’étoffer peu à peu. La bande de “jeunes Turcs” n’ayant peur de rien qui entoure Ximun en est convaincue : notre pays est le centre, nous ne sommes pas uniquement à la périphérie de Paris ou Madrid. Notre avenir est d’abord entre nos mains, à nous de libérer notre nation, de la construire. Projet utopique, les détracteurs ricanent. La bombe fait des vagues, attire les uns et non des moindres, révulse les autres. Mais c’est une bombe à fragmentation qui agit tous azimuts et dans la durée. Son onde de choc se fait sentir encore, soixante ans plus tard. “Euzkadi nord” 1960 : le schéma hexagonal écrase les esprits. Les Basques sont le dos au mur, c’est un peuple en survie. Iparralde est considéré comme un cul de sac arriéré, loin des centres de décision, accolé à une dictature sans avenir. Sa langue en lambeaux n’est qu’un patois de culs-terreux, incapable d’exprimer la modernité, elle est acculée dans les marges. Nos forces vives ne peuvent donner la mesure de leurs talents qu’au prix de l’abandon de leur culture, de leur terre, de leur âme, en reniant leurs ancêtres, en brisant les liens intergénérationnels et la transmission qui va avec.
“Pour réussir, il faut partir”, telle est l’antienne ressassée depuis plus d’un siècle dans nos familles. S’exiler à Paris, en Amérique, à Bordeaux, au mieux sur une Côte Basque déjà largement francisée. Dans un pays aussi réduit et fragile que le nôtre, l’effet dévastateur est terrible, l’hémorragie des courbes démographiques accablante. La faiblesse de notre bourgeoisie nationale, qui trahit en investissant ailleurs, ne l’est pas moins.
La plupart des médias sont élaborés à Paris ou à Bordeaux. Ce pays dominé, passif, chloroformé, folklorisé, mal informé, est condamné à finir comme le Haut-Aragon, l’Ariège ou la Creuse. Aspiré qu’il est par la France et sa capitale. Il est soumis, saigné sur le plan fiscal, économique, démographique, linguistique, culturel, médiatique, éducatif. Son salut passe par l’adhésion aux idées, à la langue et aux institutions du pouvoir central.
Aliénation dévastatrice
Parvenir à être fonctionnaire d’un État, se mettre au service d’institutions d’abord préoccupées par leur propre devenir, apprendre et bien maîtriser la langue du peuple dominant et de ses institutions. Intégrer l’Église et partir missionnaire pour apporter le vrai dieu aux indigènes en brûlant leurs “fétiches”, sauver leurs âmes, les décerveler. Entrer dans l’Education Nationale, devenir un acteur, un militant de la débasquisation, de l’oubli et de la honte, de la haine de soi, auprès de ses compatriotes, de ses plus proches en devenant un mouchard(1). Apporter sa pierre au fonctionnement d’une économie dont les centres de décisions sont à 800 km de chez soi. Présenter aux touristes follement “amoureux du Pays Basque”, un folklore frelaté, comme dans les zoos humains de sinistre mémoire ou de “l’art basque” version poterie de Ciboure. Verser son sang pour la France, devenir de la chair à canon, avec la fierté d’un héroïque ancien combattant de Verdun, plus français que les Français. Mourir pour l’Alsace et la Lorraine, plus tard pour l’Algérie. “Morts pour la patrie, eskuara baizik etzakiten haiek”, chantera Gorka Knörr soixante dix ans plus tard. Les listes des monuments aux morts de la “Grande guerre” cachent celles des veuves et des fiancées éplorées qui resteront célibataires et n’auront pas d’enfant.
Écrémage des élites, langue qui s’évapore, exil et reniement de notre propre identité, tel est notre destin, présenté comme une fatalité, voire une chance, au nom du progrès et de la réussite, de l’ascension sociale appelée “ascenseur républicain”. Merci Bwana. Le paradoxe veut que le Pays Basque des années 50 soit indubitablement plus bascophone que celui d’aujourd’hui. Mais beaucoup ont subi ou refusé de transmettre langue et culture à leurs enfants. Ils sont indifférents ou radicalement opposés aux idées abertzale. Toutefois, un courant euskaltzale actif est toujours vivant en Iparralde, c’est celui de la “petite patrie dans la grande”, un régionalisme empreint de nostalgie, souvent lié à la démocratie chrétienne. Il serait indécent de lui jeter la pierre. De brillants intellectuels euskaltzale ont fait ce qu’il ont pu, avec parfois l’apport de personnes venues d’ailleurs. Dans un contexte très défavorable, il ont maintenu vivants de nombreux fils de la transmission et des pans entiers qui permettront un renouveau culturel. Mais cette génération broyée par l’histoire est à bout de souffle. Elle subit le pire drame qui puisse advenir à nos etxalde, pas d’héritiers, pas de suite(2).
Changer de cadre
De tout cela, les quelques dizaines de pionniers de la génération Enbata en sont conscients. Ils souffrent de cette violence, dans leurs familles, dans leur chair. La violence institutionnelle si insidieuse et perverse s’avance masquée, dans la durée et ils le disent. Alors en 1960, ils renversent la table. Euskadi est la patrie des Basques, comme l’affirma le Biscayen Sabino Arana Goiri en 1895. Pendant les années qui vont suivre, ces femmes et ces hommes vont analyser notre situation, l’expliquer, en révéler les contours, casser les idées reçues, les évidences réputées immuables et surtout bâtir un projet politique.
Il s’appuie sur deux jambes : nationalisme basque et fédéralisme européen. Dans un Pays Basque qui ne dispose d’aucune donnée économique ou sociale propre, Enbata dresse pour la première fois un état des lieux approfondi, en particulier grâce aux travaux d’un certain Jean-Louis Davant. C’est la première fois que nos trois provinces sont ainsi décortiquées, les questions fondamentales posées dans le débat public. Et cela dans plusieurs domaines, culturels, linguistiques, économiques, historiques, sociaux, écologiques, le tout assorti de propositions visant à sortir de la léthargie, avec en toile de fond un projet politique qui révolutionne le cadre de référence et son contenu : 4+3=1. “Le Pays Basque, région riche entre deux déserts, le désert castillan et le désert landais”, dira une affiche restée célèbre.
L’euskara est d’abord notre langue nationale, elle n’a pas à être instrumentalisée pour protéger les Basques contre l’athéisme, les idées républicaines ou les Lumières. Son renouveau ou sa défense s’inscrivent dans un projet national d’émancipation. Notre histoire n’a rien à voir avec Jeanne d’Arc et “nos ancêtres les Gaulois”, le roman national français dont on nous bourre le crâne. “Décoloniser la province” titrera un livre de cette époque. Notre épargne, nos impôts, notre jeunesse et nos élites ne doivent plus servir à conforter “Paris et le désert français”. Il s’agit de briser le schéma mental de la domination, des rapports entre un centre et sa périphérie dédaigneusement appelée “la province”. (Suite et fin la semaine du 16 novembre).
(1) Le harkisme, le glaouisme, le delancrisme, dont parle Etienne Salaberry dans L’aliénation basque, Gure Herria, nov. déc. 1967.
(2) Une personnalité de cette génération eut ce mot terrible : Mando bat bezala nuzu. Le mulet comme la mule sont stériles.
Nota : ce regard subjectif pourra sembler parfois à l’emporte-pièce et peu étayé, allusif, avec forcément des oublis. Il ne pouvait en être autrement dans le cadre d’un simple article. Pour en savoir plus, le lecteur se référera à de nombreux ouvrages, en particulier celui de Jon et Peio Etcheverry-Ainchart Le mouvement Enbata, à la source de l’abertzalisme du Nord, Elkar, col. Histoire, 310 p., 2013.