ENBATAk 60 urte
En posant au début des années 60 la question nationale basque en Iparralde, le mouvement Enbata change radicalement les termes du débat politique dans notre pays. Une région périphérique et marginalisée est appelée à devenir un centre, une nation à part entière. Dans une Europe en formation, la frontière qui nous divise doit s’effacer. Enbata fait un état des lieux, analyse la situation à partir du prisme abertzale et exprime un projet global décliné par étapes. Plus tard et avec d’autres, ses militants se lanceront dans le concret: mettre en oeuvre, donner un début de réalité à ces idées, dans les domaines de l’enseignement, de la culture, de l’économie, des médias, des institutions… la liste est longue et se prolonge aujourd’hui. Avec en toile de fond le projet souverainiste initial gravé dans la Charte d’Itxassou, ces avancées prennent un tout autre sens. Le débat public s’en ressent fortement, les autres forces politiques et sociales sont amenées à évoluer sur ce terrain et ces réalisations. Plus rien ne sera comme avant. Suite et fin de la partie 1/2.
Recentrer le débat sur le Pays Basque
Le débat public en Iparralde est à cette époque polarisé sur des questions qui agitent d’abord la classe politique parisienne: la politique financière à l’égard des entreprises nationalisées déficitaires, la réforme constitutionnelle, la question religieuse et l’aide à l’enseignement catholique, la guerre d’Algérie, le coup de force d’un de Gaulle, etc. Le rôle et l’efficacité de la plupart de nos élus se mesure à leur degré d’introduction auprès des services préfectoraux ou de l’appareil d’État, pour obtenir des «services» qui en réalité sont des droits élémentaires, d’où un clientélisme considérable que fustigera Enbata.
La démarche de notre mouvement est extraordinairement novatrice. Son projet refuse de se limiter à un copier-coller vaguement adapté à la région, écrit par un parti hexagonal. Son corpus idéologique va de Sabino Arana Goiri à Krutwig, en passant par le fédéraliste Denis de Rougemont et le père de «l’Europe des ethnies», Guy Héraud. Enbata situe les Basques non plus en position de résignés et de quémandeurs face à des notables ou au pouvoir central, mais en position d’acteurs potentiels, de constructeurs de leur propre avenir, porteurs d’un projet original d’émancipation présenté en plusieurs étapes dont celle du département. L’article «Souverainisme et souverainetés» de David Lannes et Nicolas Goñi, paru dans un des derniers numéro d’Enbata, est l’expression la plus récente de la nécessaire construction d’une identité collective et solidaire, animée d’une volonté émancipatrice. Il réactualise le projet abertzale et le prolonge.
Ce renversement de la fatalité programmée, ce changement radical de perspective recentre le débat politique sur le Pays Basque. Il affectera durant des décennies la vie politique de ce pays. Dans leurs programmes, les partis hexagonaux intégreront plus tard au moins partiellement nos revendications, soutiendront nos réalisations, parfois se déchireront sur notre «agenda».
Lehenik egin ou la culture du faire
Mais les résultats électoraux d’Enbata sont décevants. En juin 1968, le mouvement et son journal vacillent. Les ouvriers de la première heure auraient pu dire, c’est foutu, inutile de jouer les Don Quichotte, tournons la page, rentrons à la maison. Eh bien non. Le journal poursuit sa route et le mouvement continue vaille que vaille jusqu’à son interdiction gouvernementale en 1974. D’autres persistent et signent d’une autre façon. Démarre alors un phénomène inédit, appelé à prendre une ampleur considérable. Les militants d’Enbata n’ont pas obtenu grand chose par les urnes. Qu’à cela ne tienne. Ils se retroussent les manches et vont construire, «guhaurek eginen dugu, do it yourself», bien ou mal, avec les moyens du bord. Il s’agit des premières ikastola (1969), de la création d’entreprises (1971-1974), de l’enseignement pour adultes (1972), de la sauvegarde de notre patrimoine, de la récupération de notre mémoire historique (1970).
Ce type de réalisations sera largement amplifié à la fin des années 70, avec les Assises et le mouvement Izan qui en est issu (3). Ses promoteurs viennent d’Enbata ou en sont proches, tous sont marqués au fer rouge par le coup de gong idéologique des années 60, formulé le 15 avril 1963 dans la clairière d’Itxassou. Lancer une société à capital risque pour créer des emplois, se jumeler avec une cité du Sud, créer une association d’élus en faveur d’un département Pays Basque doté d’un statut linguistique et demander l’organisation d’un référendum, enraciner l’abertzalisme en présentant des listes ouvertes aux municipales, créer la première fédération culturelle, prennent un tout autre sens lorsqu’en toile de fond apparaît le texte de la Charte d’Itxassou.
Ce n’était que le hors d’oeuvre
D’autres générations prendront le relai. Elles s’emparent de cette nouvelle manière de pratiquer l’abertzalisme qui essaimera des années 80 à aujourd’hui dans une multitude de domaines. Ils vont du revivalisme des carnavals, à la relance du théâtre basque, du soutien au bertsularisme au développement de l’édition, de la connaissance de notre patrimoine ou de nos pratiques funéraires, de notre architecture, à la création d’une université. Les radios d’expression basque dans le sillage des radios libres prennent la même direction. Eclosent la version basque des Droits de l’homme avec la défense des réfugiés et des preso, la création d’Euskal kultur erakundea, la rébellion des insoumis contre le service militaire, le mouvement de résistance civile Démos. Plus tard et plus fort encore, Euskal Herriko Laborantxa Ganbara, le lancement d’une télévision locale et d’un syndicat de salariés, le GFA et Lurzaindia, jusqu’à l’Eusko, Enargia et l’étape de la CAPB aujourd’hui. Sans oublier la bataille contre le réchauffement climatique et les luttes écologistes.
Un des résultats de ces multiples «fronts» est de légitimer partiellement un projet utopique car peu partagé, de prouver en marchant, de convaincre et agglomérer des compagnons de route séduits par tel volet de notre combat, de se penser et construire sans complexe à égalité de légitimité et de droits, de révéler la dépendance et la volonté de domination du pouvoir central souvent mortifère. Celui-ci clame son amour pour notre pays et son attachante identité, finalement il tombe le masque et montre son vrai visage, à force de traîner des pieds, de mettre en œuvre obstacles, interdictions et procès. Le récent refus de créer une classe en immersion dans l’enseignement public à Hiriburu en est la dernière illustration. Léviathan a horreur de ce qui se fait sans lui ou malgré lui.
Vicissitudes et alluvions
Ces réalisations dont les équivalents souvent vivotent où s’éteignent ailleurs, prospèrent et prennent un tout autre sens en Iparralde. Parce qu’elles s’inscrivent telles une déclinaison d’un projet d‘émancipation nationale rendu public, pavé jeté dans la mare en 1960. Certes Enbata n’a pas tout dit, encore moins tout créé, aucun abertzale ne récite la Charte d’Itxassou tous les matins en se levant… Mais le mouvement a ouvert un processus, le journal l’a accompagné, parfois en a été le creuset ou le lieu de débat. Le coup de gong et l’esprit formulé il y a soixante ans sont toujours là. Clairement ou inconsciemment, ils jouent un rôle moteur, indiquent la direction. Ils rassemblent la famille abertzale, au-delà de ses débats souvent durs et de ses crises.
D’autres acteurs ont apporté leur pierre, leur «alluvion». En s’opposant violemment à l’Etat qui revendique le monopole de la violence légitime, les organisations armées ont elles aussi montré la dimension irréductible de notre combat national. Foin des vicissitudes et des péripéties, les initiateurs de tous ces fronts appartiennent à un même courant de pensée. Et nous sommes toujours insatisfaits, tant nous avons plutôt tendance à voir le verre à moitié vide, bien que ces avancées laissent pantois nos visiteurs. La partie n’est pas gagnée.
En 1960, Enbata n’invente pas l’abertzalisme. Avec une indépendance d’esprit hors du commun, quelques outsiders têtus osent l’utopie, ils proposent du neuf à un pays exsangue, la maîtrise de son destin. Plus tard, ils cristallisent leurs idées et commencent à créer, à mettre en œuvre des pans entiers du projet qui les anime. Bombe idéologique et éveilleur d’un peuple au bord du précipice, Enbata et ses descendants, leur dur désir de durer, n’ont pas fini d’enfanter de nouveaux rêves.
(3) Sur Izan, voir l’article de Jean-Claude Larronde dans https://izantaldea.blogspot.com/
Nota : ce regard subjectif pourra sembler parfois à l’emporte pièce et peu étayé, allusif, avec forcément des oublis. Il ne pouvait en être autrement dans le cadre d’un simple article. Pour en savoir plus, le lecteur se référera à de nombreux ouvrages, en particulier celui de Jon et Peio Etcheverry-Ainchart «Le mouvement Enbata, à la source de l’abertzalisme du Nord», Elkar, col. Histoire, 310 p., 2013.
Avec ikastola, radios, ELB etc… tu as oublié le mouvement sans doute le plus actif aujourd’hui, BIZI
XIPRI
Encore un article d’une grande qualité. Quel plaisir de vous lire.
Milesker Ellande! Aupa enbata! Segi segi