Comme durant l’histoire, la crise révèle les dérives de la société actuelle. La culture est un domaine qui souffre aujourd’hui particulièrement, notamment en raison du manque d’alternatives aux grandes enseignes.
En ce début de mois de mai, difficile de prévoir quelles suites aura la crise sanitaire actuelle, et quelles conséquences sont à craindre sur l’économie et la société.
Il est toutefois évident que la situation aura fait beaucoup de malheureux, mais également des heureux qui me paraissent être toujours les mêmes.
Eternelles victimes
Durant l’histoire, les crises de tout type ont été légions, y compris au plan sanitaire. Invariablement, les premiers touchés par ces “cavaliers de l’Apocalypse” –guerres, famines, épidémies, conquêtes– étaient les plus pauvres. Moins bien logés, moins bien nourris, moins bien habillés, moins bien protégés, ils grossissaient les cohortes de victimes bien plus massivement que les nobles, les clercs et plus tard les bourgeois. Pire, démunis face à ces injustices interprétées comme des punitions divines, les gens cherchaient plus marginaux qu’eux-mêmes, les boucs émissaires de leurs malheurs : malades, itinérants divers, juifs, sorcières supposées… il valait mieux pouvoir au moins ne pas être considéré comme en marge de la société. Aujourd’hui, les relations humaines sont gérées de manière plus égalitaire en droit, mais dans les faits la réalité est bien moins plaisante et continue de se révéler, plus particulièrement à l’occasion des crises. On l’a vu durant cet épisode d’épidémie, il est bien plus aisé de vivre un confinement lorsque l’on dispose de sa confortable maison, agrémentée d’un plus ou moins grand extérieur, qu’entassé à plusieurs dans une cage à lapin de barre HLM. Plus aisé aussi de pouvoir chercher à passer entre les mailles du filet sanitaire lorsque l’on peut partir en catimini se réfugier dans sa résidence secondaire de la Côte Basque (décidément, encore une tare de la résidence secondaire, quand on vous dit que c’est un problème !), au risque de propager davantage l’épidémie. Et tout cela sans parler bien sûr des fameux grands oubliés du Covid, les SDF, qui ont dû attendre plusieurs jours avant que les pouvoirs publics se rendent compte que fermer les toilettes ou douches publiques n’était pas sans conséquences pour tout le monde…
Triptyque délétère
Même en dehors de la sphère sociale, assurément la plus dramatique dans toute cette histoire, la crise aura accentué les déséquilibres de la sphère économique. Dans un contexte sans Covid, le monde tournait déjà autour d’un triptyque délétère : produits de grande consommation standardisés – publicité matraquée par la télévision et Internet – vente en grande distribution ou en ligne. Tout cela démultiplié en fonction des besoins supposés ou artificiellement créés des consommateurs. Encore en temps normal est-il possible de rechercher une alternative répondant à d’autres logiques, notamment à une conscience écologique ou sociale, en consommant différemment. Mais durant cette période de confinement, hormis dans les sphères alimentaire – et encore – et médicale, dans tous les autres domaines cette logique de triptyque a triomphé. Amazon, Leclerc, Facebook, BFMTV, quelques noms seulement parmi les grands gagnants du Covid, qui continueront probablement à régner encore dans les mois qui viendront, sur les ruines fumantes du monde des petits commerçants, petits producteurs ou artisans, et de la masse des salariés de petites entreprises dont on ne peut qu’espérer qu’ils se relèveront de l’affaire.
Culture, éternelle oubliée
Mais au coeur de cette terrible situation, il est un domaine qui aura particulièrement souffert: la culture. Lorsque le gouvernement a annoncé les mesures de confinement, il a logiquement fait la liste des domaines de première nécessité rendant possible l’ouverture des commerces. Sage décision, d’évident bon sens. Mais, à tort ou à raison, médiathèques et librairies ont dû fermer. Superficiellement, on peut considérer qu’il est possible de vivre sans lire de livres ou sans écouter de disques, l’essentiel étant dans l’alimentaire, l’habillage, le logement. Certes. Mais, pour emprunter à Oscar Wilde, ne peut-on penser que passer sa vie sans culture revient un peu à exister, mais sans complètement vivre ? N’était-il pas possible de maintenir librairies et médiathèques ouvertes de manière aussi sécurisée que les pizzerias, elles, restées ouvertes ?
N’était-il pas possible de maintenir librairies et médiathèques ouvertes
de manière aussi sécurisée que les pizzerias, elles, restées ouvertes ?
Ne peut-on penser que passer sa vie sans culture
revient un peu à exister, mais sans complètement vivre ?
Pour ma part, la pire caricature que j’aie pu observer est encore une fois, au passif de la grande distribution. A l’occasion d’un passage à Leclerc-Urrugne à la recherche notamment du grand classique du Covid, le “papier-Q”, j’ai pu constater que l’espace culture restait ouvert pour tout le matériel informatique mais qu’un long bandeau rouge et blanc barrait l’accès aux rayonnages des livres. Il était donc possible de tout acheter dans cet espace comme dans le magasin – nécessaire pour piscine, peinture, grille-pain, seaux pour pâtés de sable, chaussettes – mais pas de livres ! La culture, toujours encensée, toujours oubliée… Cette fois-ci comme durant l’histoire, la crise aura vraiment joué le rôle de révélateur de la société actuelle dans toutes ses dérives : on les devinait bien au quotidien, mais elles nous sautent en pleine figure en temps de confinement. Quitte à vivre un tel épisode, espérons au moins qu’on en tire quelque leçon.
L’exemple du supermarché est aussi magnifique qu’effrayant. A l’heure du déconfinement, la « rationalité » des mises en quarantaine longues des livres restitués aux bibliothèques est aussi une intéressante matière à penser. Sur la base des mêmes données scientifiques que celles qui justifient des durées de 10 voire 15 jours, des pays choisissent de mettre à l’écart les ouvrages durant seulement 72 h (Suisse, Pays Bas, Belgique), 48 h (République Tchèque) voire 24 h (Australie). Comme le dit très bien Peio, la crise est un révélateur d’une relation profonde à la culture et à ses supports.