En libérant massivement les preso d’ETA, le juge européen a involontairement suscité des scènes de haine à la sortie des prisons espagnoles. Peio Etcheverry-Ainchart appelle cependant à la compréhension réciproque, au partage des douleurs pour que la paix s’installe enfin.
Depuis la décision prise par la Cour européenne de justice de mettre fin à la fameuse doctrine Parot, certains prisonniers politiques basques sortent peu à peu de prison après des années d’incarcération.
C’était couru d’avance, ces sorties ne pouvaient que provoquer des remous dans une partie de la société espagnole.
Des images significatives
Tout abertzale a probablement vu ou verra les images filmées à ces sorties de prison. La plupart sont assez classiques : des hommes et des femmes désormais d’un certain âge, les traits vieillis par ces longues années d’incarcération, marqués, mais réchauffés par l’accueil de leurs proches venus les chercher à la porte de la prison. Et puis il y en a deux ou trois dont on a peine à croire qu’ils sortent totalement seuls, sans personne pour venir les accueillir. On les voit attendre, le regard parfois totalement perdu, agrippant le sac en plastique contenant leurs effets, sans repère dans un monde qu’ils avaient quitté de longues années auparavant et qu’ils revoient pour la première fois. Mais surtout – et c’est peut-être cela qui explique l’absence de proches –, on les voit littéralement assaillis par une petite troupe de gens en rage, uniquement séparés d’eux par un dérisoire barrage de cinq ou six garde-civils, dont on imagine sans peine qu’ils ne demanderaient pas mieux que de les laisser passer. Directement menacés de lynchage, les pauvres n’en mènent pas large et ne poussent assurément un soupir de soulagement qu’une fois le taxi parti.
Ces images, elles ne sont pas dues au hasard de la présence d’un vidéaste amateur. Chaque sortie de prison est ainsi filmée et diffusée sur le site du quotidien ultra-conservateur La Razon et probablement par d’autres canaux encore. S’ensuivent des commentaires haineux, au diapason de tous ces fora plus ou moins militants qui font leur miel de la perpétuation du conflit basque. Les attroupements aussi ne sont en aucun cas improvisés. Tout est fait pour que le plus de pression possible soit mise sur ces prisonniers, sur leurs proches, et surtout sur l’Etat espagnol pour le pousser à maintenir la plus grande fermeté dans sa gestion des affaires basques, à défaut de pouvoir se soustraire à une décision de justice de niveau européen. L’opération politique est évidente dans ces manifestations, il faudrait être naïf pour ne pas la voir. Et pourtant, il me semble qu’il ne faut pas s’arrêter à l’écume de cette haine volontairement alimentée et théâtralisée, au risque de se tromper dans l’analyse, mais aussi dans l’attitude à avoir en réponse.
Quelle interprétation ?
Car derrière ce déballage de rancune, il n’y a pas uniquement la marque d’une stratégie de communication ou de pression politique. Certes, la vue de ces gens qui crient “à mort les terroristes !” et bousculent presque le cordon policier pour tenter de frapper les preso libérés, on est bien tenté d’avoir une réaction instinctive, de type “frères et sœurs contre ennemis”, et de faire une lecture politique de ces images. De fait, il m’est arrivé d’entendre au sujet de ces vidéos “regarde cette bande de fachos !”, “ces ordures phalangistes qui s’attaquent à nos preso !”… Or je suis convaincu que c’est une lecture trop rapide. A la limite, il est possible que les gens qui s’attroupent devant les portes de prison soient effectivement des militants politiques ; mais non seulement je n’en suis même pas sûr, mais surtout ce n’est assurément pas le cas de ces centaines de milliers d’Espagnols qui sont scandalisés à la vue de la sortie de prison d’anciens etarra. Or là est le vrai problème au regard de la résolution du conflit basque dans les années à venir.
Ne nous trompons pas : nul n’est besoin d’être un néofranquiste ou même un membre du PP pour détester un militant d’ETA voire même un abertzale. Il y a en Espagne un fond véritable de rancœur non digérée, de haine authentique qui, si elle peut être assortie d’une posture politique, ne peut toutefois être considérée comme lui étant consubstantielle. ETA lui-même en est en partie responsable car au-delà de la répulsion relativement naturelle que ses actions suscitaient déjà dans la société espagnole depuis la transition, la stratégie de “socialisation de la terreur”, ne touchant plus uniquement des militaires mais aussi des élus ou des journalistes, sans parler des victimes civiles d’attentats tels qu’Hypercor, ne pouvait qu’accentuer une détestation générale. On peut toujours juger de la validité d’un mode de lutte selon tel ou tel critère stratégique, il n’en reste pas moins qu’il faille reconnaître avec rationalité les effets sociaux et psychologiques que tout cela produit.
Il y a en Espagne
un fond véritable de rancœur non digérée,
de haine authentique qui,
si elle peut être assortie d’une posture politique,
ne peut toutefois être considérée
comme lui étant consubstantielle.
La paix, c’est d’abord l’empathie
Au risque de choquer certains abertzale, je me dois d’avouer que je trouve parfaitement normale la haine de la société espagnole contre ETA et par extension contre les Basques. Elle est normale parce que logique, comme est logique la haine des familles de militants basques morts, torturés, exilés ou prisonniers. En ce sens, je comprends parfaitement que la mère ou le frère d’un garde civil tué par ETA viennent déverser leur rancune au visage d’un militant basque qui sort de prison. Peu leur importe que ce dernier ait passé 25 ans en prison ou que l’origine de ces drames soit de nature politique, ils pensent au proche qu’ils ont perdu, un point c’est tout. Peut-être que ces gens-là mettront du temps à évacuer leur haine, savamment alimentée qu’elle est de surcroît par divers canaux politiques. Mais si nous, abertzale, souhaitons vraiment la paix dont nous affirmons avoir pris le chemin, il nous faut commencer par être capables d’empathie, par comprendre les réactions de ceux d’en face.
Il faudra bien qu’un jour, la mère d’un Miguel Angel Blanco et celle d’une Gurutze Iantzi puissent partager leur douleur à la même table. Mieux, que cela nous plaise ou non et parce que l’histoire nous enseigne que la paix véritable passe par là, il faudra bien qu’une fois le conflit résolu au plan politique, l’on décide qu’“Herriak barkatuko du” (selon l’expression consacrée et si tant est que quiconque puisse s’autoriser à parler au nom du peuple…).
Certes, ce chemin paraît bien long.