Pablo Solón, ex-ambassadeur de Bolivie à l’ONU, est connu pour son engagement en faveur des droits de la Terre Mère. “Sans forêt, sans eau potable, avec l’élévation du niveau des océans, sans glacier dans les montagnes ou dans l’Arctique, des millions d’êtres humains seront obligés de migrer et de nombreux autres vont mourir. Bien sûr, les plus riches et puissants de la planète pourront continuer à vivre en prenant un avion avant que l’ouragan ne détruise leur ville, en achetant de la nourriture et de l’air non contaminé, ou en construisant des forteresses pour éviter que les migrants climatiques affectent leur vie quotidienne” prévenait-il récemment. L’ex-ambassadeur a répondu aux questions d’Alda! à l’occasion de sa participation au Séminaire de la Fondation Manu Robles-Arangiz des 16 et 17 juin dernier à Gasteiz sur le thème de “Souveraineté Nationale et question sociale”.
Vous militez pour la « Déclaration des droits de la Terre Mère”. A quoi correspond exactement cette déclaration ?
Les droits de la Terre Mère sont un appel invitant à dépasser le modèle dominant anthropocentrique et à imaginer une nouvelle société en harmonie avec elle-même et la terre. Les droits de la Terre Mère sont en cours de construction et résultent de la convergence de différents courants de pensée (indigène, scientifique, éthique et juridique). La Déclaration des droits de la Terre Mère, c’est-à- dire le texte approuvé en 2010 lors de la première conférence mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits de la Terre Mère en Bolivie, est une partie importante de ce processus. Les droits de la Terre Mère reflètent la vision des peuples indigènes de nombreuses parties du monde et en particulier de la région andine de l’Amérique du Sud. Selon la vision indigène andine, tout a une vie, y compris les collines, les rivières l’air, les roches, les glaciers et les océans. Tous font partie d’un organisme vivant plus grand qui est la Pachamama ou la Terre Mère qui à son tour inter-agit avec le soleil et le cosmos. Pour ce courant de pensée la vie ne peut s’expliquer que par la prise en compte de ce tout. Les êtres humains sont seulement un composant de plus de la communauté de la terre. Ils ne peuvent en aucun cas être les propriétaires de la terre ni des autres êtres. Même si le concept de “droit” n’est pas présent dans la vision indigène, le respect de la nature est un élément constitutif de son héritage. Selon les scientifiques de la terre, notre planète est un système dans lequel tous les processus sont interconnectés. Aujourd’hui la science affirme que l’activité humaine –moi je dirais plus précisément le système capitaliste– est en train de modifier les cycles vitaux de la terre comme on le voit avec le changement climatique. Le courant scientifique fournit des données et des preuves qui montrent la nécessité d’avancer vers une nouvelle relation avec la nature. Une de ses expressions est constituée par les droits de la Terre Mère qui considèrent la planète comme une Communauté de la terre. Le courant éthique des droits de la Terre Mère est celui qui depuis Saint François d’Assise jusqu’au Dalaï Lama affirme que les êtres humains avons une responsabilité morale en relation à notre propre foyer et aux autres êtres vivants qui l’habitent. De ce fait, nous devons cesser de les traiter comme de simples choses. Enfin, on trouve le courant juridique, avec des spécialistes comme Tomas Berry et la jurisprudence de la terre qui affirment que pour restaurer l’équilibre entre les humains et la nature il est nécessaire de reconnaître que cette dernière aussi a des droits et que les droits des premiers ne peuvent violer les droits de la seconde comme par exemple le droit à maintenir sa capacité de régénération, ou à vivre libre de toute contamination ou à ne pas être altéré dans sa structure génétique. Dans la déclaration des droits de la Terre Mère de 2010 convergent ces différents courants pour nous inviter précisément à re-imaginer notre relation avec la nature, de laquelle, les humains avons été séparés de façon artificielle.
Pourquoi cette Déclaration est importante et urgente ?
Parce que l’équilibre du système terre a été rompu par le capitalisme, le productivisme, l’anthropocentrisme et le patriarcat. Si nous ne restaurons pas cet équilibre, le futur de l’humanité sera tragique. La déclaration des droits de la Terre Mère pointe dans cette direction mais nous ne nous faisons aucune illusion sur le fait que son approbation au niveau national ou mondial puisse restaurer l’équilibre perdu. Tout comme la déclaration des droits humains, c’est une référence clé, malgré le fait qu’elle ne soit pas mise en pratique dans de nombreux contextes et circonstances. La déclaration de la Terre Mère contribuera à limiter surtout les droits de la propriété des transnationales et des grandes entreprises privées qui sont celles qui fondamentalement provoquent la crise systémique que nous vivons dans la communauté de la terre.
La déclaration des droits de la Terre Mère est-elle compatible avec la justice sociale?
Il n’y a pas de justice sociale sur une planète malade. Sans forêt, sans eau potable, avec l’élévation du niveau des océans, sans glacier dans les montagnes ou dans l’Arctique, des millions d’êtres humains seront obligés de migrer et de nombreux autres vont mourir. Bien sûr, les plus riches et puissants de la planète pourront continuer à vivre en prenant un avion avant que l’ouragan ne détruise leur ville, en achetant de la nourriture et de l’air non contaminé, ou en construisant des forteresses pour éviter que les migrants climatiques affectent leur vie quotidienne. La seule façon de réaliser une vraie justice sociale est de lutter de façon simultanée pour préserver les cycles de vie et les écosystèmes de la terre.
Comment devons-nous changer le modèle dominant que nous suivons dans notre relation avec la Terre Mère ?
Respecter les droits de la Terre Mère signifie l’arrêt de la déforestation qui par exemple en Bolivie détruit entre 160.000 et 250.000 hectares de forêt primaire ou originelle par an. Cela signifie aussi qu’il faut cesser d’extraire 80% des réserves de combustibles fossiles connues dans le monde puisque si nous exploitons plus de 20% du pétrole, du gaz et du charbon, nous augmenterons la température de la planète de façon très dangereuse pour toutes les formes de vie sur terre. Respecter les droits de la Terre Mère signifie qu’il faut arrêter d’utiliser les agro-toxiques et organismes génétiquement modifiés qui contaminent et perturbent la nature. Cela signifie aussi qu’il faut changer les modes de consommation, de production et de gaspillage générés par le système capitaliste. Les droits de la Terre Mère sont contraires aux traités de libre commerce qui cherchent le plus grand profit à n’importe quel coût, ou à l’usage de la guerre et des armes qui détruisent la vie.
En décembre 2011, durant la COP17, vous avez déclaré que “le temps est venu de changer notre relation avec la nature et de rétablir une relation harmonieuse avec elle”. Comment le faire quand on voit que les marchés et les Etats (progressistes ou non) sont influencés par la culture de l’extractivisme?
Après dix ans d’expérience de gouvernement progressiste, je pense que cela a été une erreur de parier sur la prise du pouvoir pour procéder au changement à partir de l’Etat, alors que ce qui devait être fait était d’arriver au gouvernement afin d’y déloger les forces néo-libérales et d’encourager encore plus l’auto- gestion et l’auto-détermination des mouvements sociaux. L’erreur des gouvernements progressistes est d’avoir cru qu’ils étaient les sauveurs. Tout mouvement de gauche quand il arrive au pouvoir est inévitablement pris par la logique du pouvoir. L’unique forme de contrer cela passe par la présence de contre-pouvoirs en dehors de l’Etat. Ce contre-pouvoir ne peut être constitué que par des organisations sociales, des mouvements de travailleurs et de paysans. Mais cela sera impossible si ces organisations sont co-optées ou perdent leur autonomie face à un gouvernement de gauche. Nous avons besoin de prendre le pouvoir pour renforcer les contre-pouvoirs des mouvements qui représentent la vraie force de transformation. Les nationalisations et les prises de contrôle par l’Etat sont importants pour un processus de changement mais elles ne peuvent ni ne doivent en aucun cas remplacer la capacité d’auto-gestion des organisations de base. Si en Bolivie on avait réussi à renforcer l’autonomie et la créativité des mouvements sociaux, je suis sûr que jamais n’auraient été acceptées des initiatives aussi folles que le passage des voitures du Dakar par la Bolivie promu par la présidence de l’Etat Plurinational. La mise en place effective des droits de la Terre Mère ne peut se faire que si la société l’assume et se mobilise aussi pour contrôler les gouvernements de gauche et faire progresser le projet au-delà de ses propres frontières nationales.
L’argent du court terme
La Bolivie et l’Equateur ont avancé de façon très importante dans la reconnaissance juridique des droits de la Terre Mère ou de la nature, mais dans le domaine de l’application de ces droits, ils ont pris du retard car ils ne sont restés qu’au stade du discours. Ceci est dû au fait que les dits gouvernements progressistes ont priorisé les activités économiques qui, à court terme, assurent de plus grands revenus, pour mettre en marche quelques programmes sociaux, afin que cela leur permette de se maintenir au pouvoir et d’être réélus. C’est ainsi qu’a été donnée la priorité à l’extraction de combustibles fossiles et minéraux au lieu de l’agro-écologie. En effet, en exportant des matières premières, on pouvait obtenir plus d’argent à court terme. Dans le cas de la Bolivie, on a autorisé la prolifération du soja transgénique seulement parce qu’il permettait de favoriser les exportations de l’agriculture exportatrice. Ce n’est pas vrai que nos pays n’ont pas d’alternative à l’extractivisme pour sortir de la pauvreté. Dans le cas bolivien, au lieu de construire de méga-barrages hydroélectriques qui inondent des forêts ou de perdre des centaines de millions de dollars dans des explorations pétrolières ayant échoué, on aurait pu avancer dans l’implantation d’initiatives d’énergie solaire communautaire, municipale et familiale pour que les bolivien-ne-s cessent d’être de simples consommateurs mais deviennent des producteurs d’énergie électrique, renforçant ainsi les communautés andines dans un pays qui a un des plus hauts rayonnement solaire au monde. Ainsi on mettrait en pratique la justice sociale tout en respectant les droits de la Terre Mère.
Pablo Solon