Les chiffres varient au fil des jours : 137 membres d’ETA en deux vagues, 93, 53, plus une trentaine de prisonniers du GRAPO ou de droit commun, devraient bénéficier de la décision de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) rendue toutes chambres réunies, le 21 octobre. Un système mis au point par les juristes espagnols sous la pression de l’opinion publique, permettait de prolonger quasiment à perpétuité la durée d’incarcération des militants d’ETA les plus actifs. Les experts en ingénierie juridique étaient ainsi parvenus à contourner la règle constitutionnelle qui interdit de maintenir un individu en prison pendant plus de 30 ans. Cette formule en vigueur depuis 2006 s’appliquait pour des délits commis antérieurement. Elle violait le principe de non rétroactivité de la loi. C’est la raison pour laquelle, à la quasi unanimité, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a demandé dans son arrêt du 21 octobre, de libérer dans les plus brefs délais Inès de Rio. Elle a condamné l’Etat espagnol à lui verser 30.000 euros d’indemnités pour avoir rallongé son incarcération de cinq ans de trop. La militante abertzale est sortie de la prison de Teixero (Galice) le 22 octobre. Le gouvernement espagnol refuse de lui verser ses 30.000 euros au nom du dédommagement des victimes et ses avocats ont déjà présenté un nouveau recours pour obtenir gain de cause. Il est question qu’elle n’ait pas droit aux indemnités sociales dont bénéficient habituellement les sortants de prison et la municipalité de Tafalla dont est originaire Inès —dirigée par le PP navarrais— l’a déclarée “persona non grata”.
« Une doctrine juste, utile et de bon sens »
Dès que la décision est tombée, l’émoi des associations de victimes du terrorisme (AVT et FVT) a commencé à grandir. Celles-ci ont été reçues le 22 octobre par le premier ministre Mariano Rajoy qui veut tenter de les rassurer. Il avait déclaré une semaine auparavant que la “doctrine Parot” (1) était “juste, utile et relevait du bon sens”. En vain. AVT et FVT ont appelé à une grande manifestation à Madrid le 27 octobre, elles exigent que l’Espagne n’applique pas la décision de la CEDH. Impossible pour le PP de participer officiellement au défilé. Une fracture apparaît au sein du parti au pouvoir. Seuls quelques-uns de ses ténors, représentatifs de la droite dure du parti, sont descendus dans la rue. Ils se sont fait copieusement insulter et siffler par une foule de 100 à 200.000 personnes qui les accuse de trahison, bras tendus pour certains et milliers de drapeaux espagnols déployés. “ETA assassin! Gouvernement, Union européenne complices!”, hurlent les manifestants. D’autres ajoutent : “Vive la Guardia civil!” ou encore : “Une dictature, mieux que cette démocratie”, “Justice, avec au bout, des vainqueurs et des vaincus”, etc. L’Espagne profonde se libère.
Protestations espagnoles
Dans la presse, certains ne se privent pas de vilipender et qualifier de “traître” le juge espagnol de la CEDH, Lopez Guerra, qui a voté aux côtés de ses collègues, en faveur de la décision. Circonstance aggravante aux yeux de ses détracteurs, ce magistrat a été nommé par Rodriguez Zapatero et serait donc de sensibilité socialiste… En signe de protestation, la municipalité d’Almagro (Castilla la Mancha) est allée jusqu’à retirer le drapeau européen du fronton de la mairie.
Les avocats basques ont immédiatement exigé l’application de la décision de la CEDH. L’Audiencia nacional libère Juan Manuel Piriz le 24 octobre. Txomin Troitiño le suit ainsi que neuf autres preso, dont Mamarru Isidro Garalde, bien connu en Iparralde. Ils quittent discrètement leurs centres de détention, —comité d’accueil réduit, pas de déclaration, pas de manifestation publique ou festive à leur arrivée en Pays Basque, seulement un accueil “à bras ouverts” mais privé, comme le définit Etxerat— selon les conditions fixées par le gouvernement espagnol qui agite la menace du délit de “glorification du terrorisme”. Mais l’Audiencia nacional ralentit le rythme des libérations, en attendant que la Cour suprême espagnole qui avait pris la fameuse décision 197/2006 dite “doctrine Parot”, entérine en droit interne la décision judiciaire européenne. C’est chose faite depuis le 12 novembre. Le 14, les sorties reprennent, au total nous en sommes à 24. Celle de Kubati quittant le pénitencier de Puerto Santa Maria (Cadix), se fait sous protection policière, afin de le protéger face aux insultes et aux menaces de membres d’associations de victimes du terrorisme. Autres temps, autres mœurs.
Associations de victimes d’ETA
Cette “doctrine Parot” avait été mise en œuvre sous la pression de l’opinion publique espagnole et des associations de victimes du terrorisme (AVT et autres), scandalisées par le fait que des membres d’ETA sortent de prison au bout de dix, vingt, trente ans, alors qu’ils avaient été condamnés à 1000, 2000, voire plus de 3000 années de prison. Cette même opinion publique a clamé en vain son rejet de la décision de la CEDH lors du défilé du 27 octobre à Madrid qui s’est transformée en manifestation contre le gouvernement. Le poids politique de ces associations demeura longtemps marginal, voire inexistant. Mais les temps ont bien changé.
L' »ennemi héréditaire »
Le sentiment national se développe souvent contre l’autre. Contre “l’ennemi héréditaire” pour la France. Contre Napoléon, envahisseur français, lors de la guerre d’indépendance espagnole au début du XIXe siècle. Contre l’indépendantiste-terroriste basque aujourd’hui, excellent bouc émissaire, à même de cristalliser l’union sacrée d’une nation dont l’unité fut bien tardive et traversée par plusieurs guerres civiles. Les partis espagnols de droite comme de gauche, ont compris tout le profit qu’ils pouvaient en tirer et ont fait bénéficier les associations de victimes du terrorisme de soutiens financiers et médiatiques importants.
AVT, Covite, fondation Buesa, etc. se sont développées à partir de 1995, lorsqu’ETA, sous prétexte de radicalisation, décida d’abattre élus, militants politiques et personnes civiles n’ayant rien à voir avec les forces d’occupation espagnoles en Pays Basque (militaires et policiers), objectifs traditionnels de l’organisation armée basque. Fatale erreur, une de plus, qui contribua à lui faire perdre la bataille politique.
Droit interne, toujours verrouillé
Les libérations d’octobre et novembre ne sont ni le fruit d’une négociation politique entre ETA et le gouvernement espagnol, ni le résultat de la “feuille de route” définie avec le soutien de personnalités internationales, à Aiete il y a deux ans, coup d’envoi d’un “processus de paix” totalement en panne. Non, la bonne nouvelle du 21 octobre vient de la Cour européenne des droits de l’homme qui avait déçu nombre d’abertzale, depuis que ce tribunal avait cautionné l’interdiction de Batasuna par l’Espagne en des termes extrêmement durs, il y a quelques années (2). De cette Europe qui n’a jamais soulevé l’enthousiasme de la gauche abertzale.
Le lobby espagnol si puissant à Bruxelles, au point de faire modifier en quelques années tout le droit européen en matière judiciaire et policière, semble avoir perdu de sa toute puissance. Mais en droit interne, le verrouillage demeure.
(1)Ce nom de “doctrine Parot” n’a rien d’officiel. En réalité il s’agit de la décision 197/2006. Unai Parot en fut la première victime et la décision espagnole porte son nom ce que le militant n’apprécie pas du tout. En le condamnant sous divers prétextes, alors qu’il était déjà en prison depuis avril 1990, les juges espagnols ont pris leurs précautions pour qu’Unai Parot ne puisse bénéficier de la récente décision de la CEDH.
(2) Il faut saluer ici la détermination d’un petit groupe d’avocats, en particulier de l’Ustaritztar Didier Rouget, qui a mené ce combat exemplaire pendant des années.