Face à un conflit qui s’enlise au Sahara occidental et des enjeux qui se perdent dans la diplomatie internationale, une voie réaliste, simultanément respectueuse des droits des Sahraouis et acceptable par le Maroc, serait celle d’un Etat associé, un État indépendant mais qui délègue des pouvoirs à un État de tutelle. Il était d’autant plus hasardeux pour le Maroc de se lancer dans une diplomatie agressive que Joe Biden a remplacé Trump à Washington, même si son administration a adopté une posture assez ambigüe.
J’avais, dans ma précédente chronique, rappelé les vicissitudes du processus de paix au Sahara Occidental, un processus qui avait commencé en 1991 avec la cessation des opérations armées entre le Front Polisario et l’armée marocaine et qui s’est terminé par un constat d’échec le 20 novembre 2020, avec l’annonce de la reprise de la lutte armée par le Front Polisario.
La séquence amorcée par cette annonce est riche en rebondissements avec, entre autres, la reconnaissance par Trump de l’autorité marocaine sur le territoire occupé, l’annulation par la justice européenne de deux accords de partenariats commerciaux entre le Maroc et l’Union européenne, et la nomination d’un nouvel envoyé spécial de l’ONU…
Peut-on donc envisager de nouvelles perspectives pour le dernier territoire non-décolonisé d’Afrique ?
Rappelons en premier lieu que si le Front Polisario a décidé de reprendre les armes, ce n’est pas parce qu’il était en position de force et pouvait espérer contraindre la Maroc à des concessions par la voie militaire. Bien au contraire, les Sahraouis se voyaient au fil des années oubliés, voire sacrifiés, par leurs soutiens internationaux. Ainsi, alors que, de Baker à Bolton, le Parti républicain américain avait souvent été sensible à la cause sahraoui, Trump était sur le point de laisser le Sahara Occidental en pâture au Maroc en échange de la reconnaissance par ce dernier de l’État d’Israël.
En annonçant la reprise de ses opérations armées le 20 novembre 2020, le Front Polisario espérait un sursaut de la communauté internationale qui ferait avorter le projet de Trump.
Ce sursaut n’a pas vraiment eu lieu, et le 10 décembre 2020, les États-Unis, Israël et le Maroc officialisaient un accord trilatéral qui voyait le Maroc et Israël rétablir leurs relations diplomatiques et les États-Unis reconnaître la souveraineté du Maroc sur le Sahara Occidental. Suite à cet accord, le Maroc s’est senti tout puissant et a entrepris de convaincre, voire de contraindre, les autres pays à s’aligner sur la décision américaine. Il s’y est cependant pris avec une telle maladresse qu’il a réussi à se mettre à peu près tout le monde à dos, à commencer par l’Allemagne.
Cadre international
En décembre, le Maroc et l’Allemagne mettaient encore en avant “l’excellence de la relation bilatérale” entre les deux pays, mais le Maroc a peu goûté les réticences de l’Allemagne à l’accord trilatéral impulsé par Trump : “il faut être juste, il faut être impartial, il faut avoir à l’esprit l’intérêt légitime de toutes les parties et il faut agir dans le cadre du droit international”, avait ainsi déclaré l’ambassadeur allemand à l’ONU, le 24 décembre 2020. Le Maroc a par la suite adressé à l’Allemagne toute une série de reproches : d’avoir toléré qu’un drapeau du Front Polisario soit hissé devant le Parlement régional allemand de Brême, de ne pas l’avoir invité à une conférence sur la Libye, de se servir d’ONG pour faire de l’ingérence dans ses affaires internes, etc. En conséquence, le Maroc n’a pas hésité à annoncer le 1er mars le gel de ses relations diplomatiques avec l’Allemagne…
Parallèlement, le Maroc a ouvert un deuxième front pour tenter d’aligner l’Espagne —l’ancienne puissance coloniale au Sahara Occidental— sur ses positions. Prenant prétexte de l’hospitalisation en Espagne de Brahim Ghali, le président de la République arabe sahraouie démocratique et du Front Polisario, le Maroc a dégainé l’arme migratoire pour faire pression sur Madrid en laissant rentrer dans l’enclave espagnole de Ceuta, entre le 17 et le 19 mai, une dizaine de milliers de migrants, dont 20% de mineurs. Mais cette attitude n’a pas eu l’effet escompté puisque l’Europe a fait corps derrière l’Espagne. Le Parlement européen a ainsi voté en juin une résolution qui “rejette l’utilisation par le Maroc des contrôles aux frontières et de la migration, notamment des mineurs non accompagnés, comme moyen de pression politique sur un État membre de l’Union”.
Consentement du Sahara occidental
Cette résolution n’était que le prélude à un autre camouflet de la part de l’Europe, autrement plus lourd de conséquences : le Tribunal de l’Union Européenne (UE) a annulé le 29 septembre deux accords commerciaux conclus entre le Conseil de l’UE et le Maroc au motif qu’ils ignoraient “le consentement du peuple du Sahara occidental”, un consentement nécessaire au vu de la légalité internationale pour tout accord impliquant l’exploitation des ressources du territoire.
Pour le Front Polisario, il s’agit là d’une “victoire triomphale du peuple du Sahara occidental devant la justice européenne”. Et en effet, le verdict du Tribunal dépasse le cadre commercial puisqu’il affirme que le Front Polisario “est reconnu sur le plan international en tant que représentant du peuple du Sahara occidental”. C’est important pour le Front Polisario tant d’un point de vue symbolique que pratique puisque des accords commerciaux entre l’UE et le Maroc avaient déjà été invalidés pour les mêmes raisons en 2016 et 2018, mais renégociés par le Maroc et la Commission européenne après avoir fait mine d’organiser des consultations avec les populations sahraouies. Rabat espère quand même un pourvoi de la Commission européenne contre l’arrêt du Tribunal et, dans cette perspective, pourrait regretter son attitude agressive à l’égard de plusieurs États membres…
Il était d’autant plus hasardeux pour le Maroc de se lancer dans une diplomatie agressive que Joe Biden a remplacé Trump à Washington. À vrai dire, l’administration Biden a adopté une posture assez ambigüe sur le dossier sahraoui : elle n’est pas revenue sur l’accord trilatéral impulsé par Trump, mais elle s’est refusée à ouvrir un consulat au Sahara Occidental comme c’était prévu.
Avec l’Algérie, principal soutien du Front Polisario, elle a également poussé à la nomination d’un nouvel envoyé spécial de l’ONU au Sahara Occidental, un poste vacant depuis plus de deux ans et 13 propositions infructueuses. Washington a finalement imposé au Maroc qu’il revienne sur son refus du 13e candidat, l’italien Staffan de Mistura, qui a pris ses fonctions en novembre ; comme l’a résumé un diplomate onusien à l’AFP, “cette ambigüité de Washington lui permet de faire pression sur le Maroc”.
Nouvel émissaire
Si le Front Polisario s’est dit “impatient de dialoguer” avec le nouvel émissaire, le Maroc traine des pieds, et ne veut pas entendre parler d’autre chose que de sa proposition d’autonomie de 2007, évoquée dans ma précédente chronique. Pour le Maroc, le problème se borne à trouver une solution à “un conflit régional artificiel qui découle de l’opposition d’un État voisin (l’Algérie) à ses droits légitimes à l’achèvement de son intégrité territoriale”, et le Royaume “ne négociera pas” le caractère marocain du territoire.
La résolution 2602 votée le 26 octobre par le Conseil de Sécurité de l’ONU rappelle quant à elle “l’autodétermination du peuple du Sahara” mais, surtout, elle “souligne qu’il convient de parvenir à une solution politique réaliste, pragmatique, durable et mutuellement acceptable à la question du Sahara occidental, qui repose sur le compromis”.
La Russie n’a pas signé cette résolution en dénonçant les termes utilisés de “démarches réalistes” et de “compromis”, trop ambigus pour permettre au nouvel envoyé spécial d’imposer le dialogue aux deux parties. Et, de fait, le Maroc s’est empressé de déclarer que le seul “compromis réaliste” était sa proposition d’autonomie…
Cette proposition d’autonomie est pourtant bien creuse. Le Maroc n’a rien fait en 15 ans pour lui donner un peu de crédibilité et l’on voit mal comment une telle autonomie pourrait s’épanouir dans un État aussi peu démocratique que le Maroc.
Par ailleurs, pour être conforme à la légalité internationale, toute proposition doit reconnaître le Sahara Occidental comme une entité territoriale distincte du Maroc, avec un peuple souverain dont le représentant internationalement reconnu est le Front Polisario, comme l’a rappelé le récent verdict du Tribunal de l’UE. D’un autre côté, la liste des acteurs qui trouvent que l’autodétermination n’est pas une solution “réaliste” s’allonge avec les années…
Une question s’impose donc : existe-t-il une troisième voie, respectueuse des droits des Sahraouis, et qu’il serait “réaliste” de faire accepter par le Maroc ? La réponse est “oui”. Elle était d’ailleurs déjà mentionnée dans l’arrêt de 1975 de la Cour Internationale de Justice qui avait balayé les prétentions marocaines sur le territoire et qui évoquait trois méthodes pour sa décolonisation : “l’intégration, l’association, ou l’indépendance”. C’est ce concept “d’association” qu’Hugh Lovatt et Jacob Mundy proposent d’explorer dans leur analyse Free to choose: a new plan for peace in western Sahara.
Un État associé est un État souverain indépendant qui a choisi de déléguer certains de ses pouvoirs (par exemple la défense ou les affaires étrangères) à un autre État ; c’est un sujet de droit international qui conserve sa pleine souveraineté. C’est le cas de Palaos, de la Micronésie et des îles Marshall (associés aux États-Unis) et des îles Cook et de Niue, associés à la Nouvelle-Zélande. Ces accords de libre-association ont été approuvés par l’ONU qui a retiré ces pays de sa liste des “territoires non autonomes”.
Partage de pouvoir
Pour le Sahara Occidental un tel accord serait semblable à l’autonomie en ce sens qu’il représenterait un accord de partage du pouvoir sur le territoire, mais il en diffèrerait dans la mesure où il respecterait la souveraineté du peuple sahraoui et lui offrirait davantage de garanties.
Une telle solution devrait elle aussi être approuvée par référendum et toute la difficulté sera de la faire accepter par le Maroc. Mais face à la montée des tensions entre le Maroc et l’Algérie (des camionneurs algériens ont été récemment abattus par des drones marocains sur une route algérienne contrôlée par le Polisario), face à la justice européenne qui bloque les accords commerciaux avec le Maroc, face aux potentielles crises migratoires que Rabat pourrait être amené à déclencher en représailles, cette solution de libre association apparaît de plus en plus comme un “compromis réaliste”. On peut d’ailleurs tabler que cette option sera évoquée pour un autre “territoire non autonome”, la Nouvelle-Calédonie…