Qu’est-ce qui peut bien conduire l’Etat français à accepter une expérimentation institutionnelle en Corse alors que les majorités hexagonales successives de droite et de gauche refusent obstinément toute particularité de gouvernance à d’autres territoires du continent qui seraient demandeurs?
L’insularité de la Corse, où l’on peut expérimenter sans risquer de contaminer le reste de la France une et indivisible? La longue litanie des attentats des divers avatars du FLNC qui, de la première nuit bleue du 4 au 5 mai 1976 au 25 juin 2014 où l’organisation clandestine annonçait qu’il enclenchait “sans préalable et sans équivoque aucune un processus de démilitarisation et une sortie progressive de la clandestinité”, a largement conditionné la vie politique insulaire? Ou bien encore la volonté d’affaiblir par l’instauration d’une collectivité unique la tradition clanique de l’île qui a été la source de tant de dérives? Un peu de tout cela sans doute.
Mais la raison première est ailleurs, dans la lente mais régulière progression du vote autonomiste autour de Femu a Corsica qui commence à affaiblir la mainmise de l’UMP et des radicaux de gauche sur l’île, en offrant une possibilité d’alternative qui n’est plus basée sur le clientélisme, la spéculation foncière et la corruption.
Clivages nationalistes
L’élection territoriale de 2010 est un véritable tournant dans la vie politique corse. En janvier 2010, dans la perspective du scrutin territorial, trois formations nationalistes, le Parti de la Nation Corse (PNC), Inseme et Chjama naziunale, parviennent à un accord, sur la base de la recherche d’une politique nouvelle, porteuse d’une véritable alternative au service de la Corse, et le rejet sans concession de la violence pour l’atteindre. Femu a Corsica est née.
Pour la première fois, apparaît un clivage net entre la coalition prônant l’autonomie et les radicaux de Corsica Libera, soutiens inconditionnels du FLNC, dont l’avocat Jean-Guy Talamoni est le leader. La coalition menée par la jeune génération des Jean-Christophe Angelini et Gilles Simeoni, aspire à bâtir une nouvelle majorité pour assumer la gestion de la Corse. Elle se démarque de Corsica Libera qui campe dans sa posture de dénonciation et continue d’apporter son soutien aux clandestins. En se présentant à l’élection avec une offre politique nouvelle, Femu a Corsica veut mettre fin à l’image d’un nationalisme corse décrédibilisé par la succession des scissions et des assassinats entre militants qui, pendant trois décennies, a déchiré l’organisation clandestine.
Au 1er tour de l’élection territoriale 2010, la liste Femu a Corsica de Gilles Simeoni et Jean-Christophe Angelini se place en seconde position avec 18,40 % des suffrages. Corsica Libera menée par Jean-Guy Talamoni recueille 9,36 % leur permettant d’être présents également au second tour. Femu a Corsica lance un appel à la gauche pour un contrat de mandature qui restera sans réponse.
Stratégie payante
Au second tour et pour la première fois depuis 1984, la Corse bascule à gauche. C’est la liste d’union de la gauche conduite par Paul Giacobbi qui arrive en tête avec 36,62 %. Elle est suivie par la liste UMP menée par Camille de Rocca Serra. Femu a Corsica améliore sensiblement son score du 1er tour et avec 25,89%, manque d’un cheveu de ravir la 2ème place à la majorité sortante UMP. La coalition confirme un peu plus son ancrage. Les radicaux arrivent en dernière position de ce scrutin avec 9,85 %. En termes de sièges, la liste Femu a Corsica obtient 11 sièges et devient le 3ème groupe de l’assemblée territoriale. Corsica Libera aura 4 élus. En 2012, les élections cantonales, habituellement peu favorables aux nationalistes en raison des traditions claniques de l’île, confirmeront le choix des Corses pour une formation nationaliste aspirant à participer à la gestion de l’île et rejetant la stratégie violente.
En Corse du Sud, Femu a Corsica présente des candidats dans les cantons d’Ajaccio-3, de Bastelica, des Deux-Sevi (Antoine Versini obtient 42% au 2ème tour), de Porto-Vecchio où Jean-Christophe Angelini sera élu au 2ème tour avec 53,72%.
Aux législatives de 2012, Femu a Corsica se qualifie pour le second tour dans deux des quatre circonscriptions. Dans la circonscription de Corse du Sud, Jean-Christophe Angelini causera des sueurs froides au sortant UMP Camille de Rocca Serra en obtenant 46,91% au second tour. Dans la première de Haute-Corse, Gilles Simeoni arrivera 2ème (31,22%) de la triangulaire du second tour, devant le représentant du clan Zucarelli.
Les élections municipales de 2014 confirment la poussée de Femu a Corsica. Gilles Simeoni est élu maire de l’emblématique Bastia avec 55,4% des voix et met fin à l’hégémonie des Zucarelli sur la première ville corse. Jean-Christophe Angelini ne sera pas élu maire de Porto-Vecchio mais obtiendra 46,16% au second tour face à l’UMP Georges Mela. A l’exception de la très “administration française” Ajaccio, Femu a Corsica améliore ses scores partout en Corse et place aux commandes des maires, adjoints et conseillers dans nombre des 350 communes de l’île.
Même si le chemin vers la majorité est encore long, la coalition se positionne désormais comme une alternative crédible aux deux forces, UMP et radicaux de gauche, qui tiennent l’île depuis toujours par leur comportement clanique fait de clientélisme et de corruption.
En annonçant le dépôt des armes et la fin de la clandestinité il y a un an, le FLNC a pris acte de l’évolution du rapport des forces nationalistes de l’île. L’arrêt de la violence mènera sans doute, dans un avenir plus ou moins lointain, à la réunification des mouvements nationalistes autour de la stratégie politique courageusement choisie par Femu a Corsica.
Influence majeure des nationalistes à l’assemblée territoriale
L’action des nationalistes à l’assemblée territoriale influe directement sur les orientations politiques corses. Le Plan d’Aménagement et de Développement Durable de la Corse (Padduc) a été adopté par l’Assemblée territoriale le 1er novembre 2014 avec toutes ses annexes (charte de lutte contre la précarité, schéma de mise en valeur de la mer, livret littoral, plan montagne, schéma de cohérence écologique, schéma régional de transport etc), dans un élan que le groupe Femu a Corsica a qualifié “d’acte d’autodetermination”.
Après le rejet de l’ancien Padduc pondu par un cabinet parisien sur commande de la majorité UMP, fondé sur le tout tourisme et le détricotage de la loi littoral, la nouvelle mouture traduit l’essentiel des solutions à mettre en oeuvre pour sortir la Corse de sa situation de dépendance. Dans le même ordre, l’Office foncier de Corse et ses programmes d’investissements a vu le jour le 5 mars dernier. Avec le Padduc (soumis à enquête publique avant vote de validation définitive à l’Assemblée), l’Agence de l’urbanisme, l’Office foncier, la Corse dispose désormais d’un arsenal important pour un développement équilibré de l’île. Rien de tout cela n’aurait vu le jour sans le travail de longue haleine menée par les nationalistes et sa traduction électorale de ses dernières années.
L’Etat français reste encore sourd à une série de demandes votées à l’Assemblée territoriale: le statut de résident (24 avril 2014) que nombre de régions européennes ont adopté sans complexe, statut de co-officialité de la langue corse (17 mai 2013), obligation d’assurer l’enseignement de la langue Corse à tous les élèves (sauf demande contraire des parents), la liste est longue des décisions votées par l’assemblée territoriale à l’instigation des élus de Femu a Corsica auxquelles le pouvoir central ne sait répondre que par le blocage et le rappel à l’ordre constitutionnel. Mais ce sont là, en Corse comme au Pays Basque ou ailleurs, des demandes légitimes auxquelles l’Etat français devra répondre tôt ou tard.