Article de Michel Feltin-Palas, Journaliste à L’Express, rédacteur en chef du service Régions
Emmanuel Macron a refusé d’accorder au corse un statut de co-officialité tout en se déclarant favorable au bilinguisme. Or, l’un ne va pas sans l’autre…
Comme on pouvait s’y attendre, Emmanuel Macron a refusémercredi dans son discours de Bastia d’accorder à la langue corse un statut de co-officialité sur l’île. Toutefois, il s’est dit « tout à fait favorable à l’esprit du bilinguisme », ce qui peut apparaître comme une avancée. À ceci près… qu’il n’est pas possible d’obtenir l’un sans l’autre.
On aimerait croire en effet que l’on peut arriver à une situation de bilinguisme sans donner des droits égaux à la langue corse et à la langue française. Or, toutes les situations internationales montrent que ce n’est pas le cas, comme on peut le voir par exemple sur l’excellent site de l’université de Laval, au Québec. Quand, sur un territoire, deux langues cohabitent, mais que l’une d’elle est favorisée au détriment d’une autre, c’est naturellement vers la plus puissante que les populations se tournent. Et cela est tout à fait logique dans la mesure où il en va de leur promotion sociale et de l’avenir de leurs enfants.
Nous pourrions tous parler provençal
La France en est d’ailleurs un « parfait » exemple. Depuis des siècles, le français est la seule langue des diplômes, de l’emploi, des sciences, de la culture « noble »… C’est pour cette raison qu’au fil du temps, les Alsaciens, les Bretons, les Gascons ou les Picards ont « spontanément » décidé de ne pas transmettre leurs langues historiques à leurs enfants. Si la France était née depuis Marseille et non à Paris, c’est la langue de Frédéric Mistral qui aurait disposé du même statut, et nous parlerions tous provençal !
On pourrait croire que cette tendance à l’unilinguisme est l’une des conséquences inéluctable d’une « modernité » contre laquelle on ne pourrait rien faire. Sauf qu’il n’en va pas de même chez certains de nos voisins. En Suisse, par exemple, pays développé s’il en est, le suisse alémanique se porte à merveille à Berne et à Zurich, tandis que le français est florissant à Genève. Cela parce que ces deux langues bénéficient d’un statut égal dans la vie publique, intellectuelle et économique, tout comme l’italien et le romanche dans leur zone géographique respective. Plus éclairante encore est la situation, désormais célèbre, du catalan. Cas d’école quasi parfait puisqu’il s’agit d’une langue « régionale » parlée dans deux pays voisins. Or, qu’observe-t-on ? Le taux de locuteurs avoisine les 50 % outre-Pyrénées tandis qu’il est estimé chez nous à… 1 %.
On le comprend : aucune langue du monde n’est destinée à disparaître. Tout dépend des politiques publiques dont elle est l’objet. Or, force est de constater que celles menées jusqu’à présent par la France aboutissent à des résultats désastreux. Dès lors, dire, comme Emmanuel Macron, que l’on est « favorable au bilinguisme » sans prendre les seules mesures qui permettraient de le mettre en place concrètement relève soit d’une totale incompétence soit d’une totale hypocrisie.
Sur le marché du travail, c’est l’anglais qui est exigé
Le chef de l’Etat a certes avancé un argument de fond pour justifier sa position. « Jamais je ne pourrai accepter qu’on réserve tel ou tel emploi à celui qui parle corse, car là, ce serait un moins », a-t-il expliqué. Sans se demander si, depuis des siècles, l’obligation pour des millions de Français de renoncer à leur langue historique n’était pas, elle aussi, un « moins ». Sans s’interroger ce qu’il deviendrait du français au Québec si les anglophones raisonnaient de la même manière. Et sans comprendre qu’il se trompe d’adversaire : dans de nombreuses offres d’emplois déposées en France, c’est l’anglais qui est exigé…
En réalité, la véritable raison de l’opposition du chef de l’Etat est ailleurs et elle est connue : comme tous ses prédécesseurs, il souhaite la disparition des langues régionales, de crainte que leur pratique ne réveille les sentiments identitaires et ne menace l’éclatement d’un pays culturellement disparate, le seul en Europe à voir cohabiter sur son sol les cultures latine, celte, germanique et basque. L’argument est audible, mais, à l’évidence, Emmanuel Macron n’a pas osé l’avancer.
Longtemps, notre pays a lutté avec acharnement contre les langues régionales – le rapport de l’abbé Grégoire, en 1794, était titré: « De la nécessité d’anéantir les patois ». Aujourd’hui, il se contente de les laisser disparaître.