L’Edito du mensuel Enbata
L’homme le plus haï d’Espagne paraissait condamné à pourrir dans les oubliettes de l’histoire. L’ex-président catalan était le « fuyard », qualificatif utilisé hier par le gouvernement de Pétain pour désigner la vingtaine de parlementaires — Pierre Mendès France, Jean Zay, Georges Mandel, etc. — qui tentèrent en juin 1940 de s’exiler au Maroc pour maintenir la légitimité démocratique française. Et voilà que celui qui a choisi de vivre depuis 2017 à Waterloo (Etat belge), se retrouve six ans ans plus tard, au soir des élections législatives du 23 juillet, propulsé au premier plan de la vie politique espagnole : le leader indépendantiste catalan sur qui s’acharne une justice éminemment politique, a le gouvernement espagnol entre ses mains.
Pour comprendre ce retournement sans précédent, rembobinons le film.
Le premier ministre socialiste Pedro Sanchez a perdu les élections municipales et régionales du 28 mai. 24 heures plus tard, il fait hordago en avançant de six mois les élections législatives. Son pari ? Face à la montée en puissance de l’extrême droite de Vox alliée au PP qui dirigent déjà régions et métropoles, il faut réveiller la gauche. D’autant qu’il n’a pas à rougir de son bilan, hormis quelques accrocs.Il peut se prévaloir d’avoir divisé et affaibli le souverainisme catalan. Les éléphants du PSOE crient casse-cou et barrissent leur aigreur, il n’en a cure. La droite se déchaîne. L’essentiel de sa campagne consiste à instrumentaliser ETA qui a disparu. Pour dénoncer la mansuétude de Pedro Sanchez à l’égard des preso basques, elle ressasse le slogan : « Votez Txapote », nom d’un dirigeant d’ETA qui bénéficie d’une mesure de rapprochement dans une prison basque. En décodé : voter socialiste, c’est voter pour Txapote. Mais le soir du 23 juillet, Pedro Sanchez gagne son pari d’un cheveu, c’est une victoire à la Pyrrhus. Le total des députés de gauche associés aux élus de tous les partis « périphériques » (basques, catalans, galicien et canarien) atteint la majorité absolue. Grâce au réflexe du vote utile pour écarter la droite et ses extrêmes, le PSOE est même devenu le premier parti de Catalogne. Ailleurs, il progresse légèrement, y compris en Hegoalde où il arrive en tête.
Mais il y a un hic. Pour parvenir à l’investiture, Pedro Sanchez doit obtenir le soutien des sept députés de Junts, le parti de Carles Puigdemont qui clame que sans amnistie ni référendum officiel d’autodétermination, point de salut. Le 17 août, premier test, le parlement espagnol doit élire son bureau et sa présidence. L’Espagne retient son souffle. En bon metteur en scène, Carles Puigdemont maintient le suspense. A 8h du matin, la direction de Junts seréunit et la nouvelle tombe : elle vote en faveur de la socialiste Francina Armengol,une catalanophone des Îles Baléares. En échange d’une première concession symbolique : dans l’hémicycle, les parlementaires pourront s’exprimer en catalan, basque, galicien, et Pedro Sanchez qui dirige pour six mois l’Union européenne, s’engage à ce que cette instance reconnaisse rapidement l’officialité des trois langues(1). Jusqu’alors, le PSOE avait toujours bloqué ces deux mesures. Déjà, il planche sur un projet de loi d’amnistie en faveur de plusieurs centaines d’élus catalans, un texte hier encore réputé impossible à mettre en oeuvre. Junts tient les socialistes par le collet et la prochaine législature s’annonce passionnante. Négocier pour l’émancipation nationale par la lutte armée a été un échec. Accéder à la souveraineté ou s’en approcher par les voies démocratiques— plan Ibarretxe, processus catalan — a échoué.
Or, l’histoire réserve des surprises. Alors que les souverainistes catalans sortent affaiblis du scrutin du 23 juillet, des perspectives prometteuses s’ouvrent. Mais ne chantons pas trop tôt victoire,ce n’est pas le grand soir. Comme disait un fameux général, nous avons perdu des batailles, mais rien n’est perdu. Les succès d’EH Bildu comme la détermination et l’intelligence politique d’un Carles Puigdemont montrent que, malgré notre minorisation structurelle, l’union et la constance des abertzale de l’Atlantique à la Méditerranée peuvent payer. Capital est le fait de parvenir à durer pour surmonter les échecs qui ne manquent pas sur cette longue route. Les lecteurs d’Enbata connaissent la maxime chère à son fondateur : « En politique, il faut avoir le souffle long ».
(1) Que l’Union européenne reconnaisse l’officialité de l’euskara confortera notre demande en Iparralde.