Profitant d’un rôle clé dans la gestion du conflit ukrainien, le président turc espère mener un plan d’épuration ethnique au Rojava.
Les ramifications du conflit russo-ukrainien sont innombrables et parfois inattendues. Qui eût dit il y a quelques moins que c’est autour du Rojava (Kurdistan de Syrie) que se jouerait peut-être une partie des grands équilibres géopolitiques de demain ?
Tout a commencé avec la décision de la Suède et de la Finlande de rompre avec leur non-alignement pour rejoindre l’OTAN, en réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Ces candidatures ne devaient a priori pas soulever d’objection majeure et un processus d’adhésion rapide semblait probable. Le président turc Erdogan avait certes accusé les deux pays nordiques d’être des “auberges pour les terroristes du PKK” (une organisation armée kurde en conflit avec la Turquie depuis 1984), mais personne n’avait vraiment pris ces récriminations au sérieux. C’est donc un peu à la surprise générale que la Turquie a maintenu ses objections et a même haussé le ton en menaçant de bloquer l’adhésion des deux pays à l’OTAN : “les terroristes grouillent en Suède, il y a même des terroristes au Parlement”, a ainsi déclaré Erdogan en faisant référence à Amina Kakabaveh, une députée suédoise et ancienne combattante kurde dont le vote venait de permettre à la Première ministre Magdalena Andersson (sociale-démocrate) de résister à une motion de censure. Afin de lever son veto, Erdogan a exigé, entre autres, que les deux pays extradent des “terroristes présumés” du PKK (mais aussi de groupes kurdes de Syrie, de proches du mouvement Gülen accusé de tentative de coup d’Etat en 2014 et de formations de gauche) et qu’ils mettent fin à l’embargo qu’ils avaient imposé en 2019 sur les ventes d’armes à la Turquie à la suite de son offensive en Syrie.
Le 28 juin, la Suède, la Finlande et la Turquie signaient un accord répondant pleinement aux exigences turques. “La Turquie a obtenu ce qu’elle voulait”, a sobrement commenté le cabinet d’Erdogan, ravi de cet accord qui cible tout particulièrement les forces kurdes de Syrie (YPG et PYD) dont des représentants étaient jusqu’alors reçus au plus haut niveau en Suède.
Le secrétaire général de l’Otan s’est réjoui de ce revirement : “vous avez amendé la loi suédoise. Vous avez lancé de nouvelles enquêtes policières contre le PKK, et vous considérez actuellement les demandes d’extraditions turques. C’est un changement de paradigme dans l’approche suédoise du terrorisme”.
Fragile coalition
Ce “changement de paradigme” risque de coûter son poste à la Première ministre suédoise. La députée Kakabaveh, grâce à qui sa fragile coalition conserve la majorité, a demandé un vote de défiance et la communauté kurde de Suède, forte d’environ 100.000 membres, entend faire payer cette trahison aux sociaux-démocrates lors des élections de septembre prochain.
Mais malgré les concessions suédoises et finlandaises, Erdogan n’a accepté de signer l’accord qu’après avoir obtenu une rencontre avec Biden qui le battait froid depuis que la Turquie avait acheté un système de défense antimissile à la Russie en 2017.
Bingo! Le président américain s’est montré très conciliant : “je tiens à vous remercier pour ce que vous faites pour améliorer la situation vis-à-vis de la Finlande et de la Suède, et pour le travail incroyable que vous faites pour tenter de relancer les exportations de blé ukrainien et russe […], vous faites vraiment un boulot fantastique.”
Cerise sur le gâteau, il s’est également engagé à soutenir la vente d’avions de chasse F- 16 à la Turquie, alors que les Etats-Unis s’y opposaient jusqu’alors. Une belle victoire diplomatique pour Erdogan donc, mais le président turc n’entend pas en rester là et il menace toujours de faire obstruction à l’intégration de la Finlande et de la Suède au sein de l’OTAN : “l’accord ne sera pas matérialisé tant qu’il ne sera pas approuvé par notre parlement”.
Cela pourrait prendre un certain temps qu’il compte exploiter pour veiller à ce que les deux pays nordiques respectent leurs engagements, mais aussi pour faire pression sur la Russie…
Erdogan est en effet sur le point de lancer la “plus grande opération militaire” en territoire syrien.
Son objectif est d’évacuer les Kurdes d’une zone tampon de 30km au-delà de la frontière turco-syrienne et de la repeupler avec “un million” de réfugiés syriens actuellement sur territoire turc. D’un point de vue logistique, Erdogan est prêt : “nous pouvons intervenir soudainement, une nuit”, mais d’un point de vue diplomatique, il ne peut pas lancer une telle opération sans l’accord de la Russie.
Certes, les deux pays soutiennent des camps opposés dans le conflit syrien (le régime d’Assad pour la Russie, les rebelles de l’Armée Syrienne Libre pour la Turquie), mais la Turquie ne peut se permettre de risquer un conflit ouvert avec les forces russes présentes sur place. Erdogan espère donc que sa position de force à l’OTAN lui permettra d’obtenir de Poutine l’autorisation de lancer son offensive, au moins sur les zones où la présence kurde est la plus forte et que la Russie estime être peu stratégiques.
Équilibre des forces en Syrie
La carte de l’OTAN n’est par ailleurs pas le seul atout de la Turquie face à la Russie. Car Moscou espère trouver un accord pour l’exportation du blé russe et ukrainien via les détroits turcs et redoute par ailleurs que la Turquie se joigne aux sanctions internationales contre la Russie.
Mais Poutine n’acceptera pas pour autant une opération militaire qui changerait l’équilibre des forces en Syrie.
Ainsi, quand le ministre des Affaires Étrangères russe Sergey Lavrov affirme “comprendre pleinement les préoccupations de nos amis sur les menaces créées à leur frontière par des forces étrangères qui nourrissent un sentiment séparatiste”, l’envoyé spécial de la Russie en Syrie tempère : l’opération militaire turque serait “une action irresponsable car elle pourrait entrainer une escalade et la déstabilisation” de la région.
Sur le terrain, la Russie fait monter les enchères en multipliant les bombardements aériens sur les forces rebelles pro-turques ; sur le front diplomatique, elle tente de s’adjoindre le soutien de l’Iran en réactivant le processus d’Astana créé en 2017 par la Russie, l’Iran et la Turquie afin de tenter de stabiliser la situation en Syrie. Une réunion de ces trois partenaires s’est donc tenue à Téhéran le 19 juillet. Sur une ligne assez proche de celle de la Russie, le guide suprême Ali Khamenei a immédiatement averti Erdogan que “toute offensive militaire au Nord de la Syrie nuirait à coup sûr à la Turquie, à la Syrie et à toute la région”, tout en l’assurant que l’Iran “coopérerait évidemment pour combattre le terrorisme”, mais sans préciser à quels “terroristes” il faisait référence. Erdogan a donc pris la peine de préciser que le PKK (basé en Turquie), le YPG (basé en Syrie) mais également l’organisation kurde iranienne PJAK étaient des “calamités” pour les deux pays. Mais les principales préoccupations de Téhéran sont surtout de garantir la pérennité du régime d’Assad et de s’assurer de la sécurité de deux enclaves chiites au nord d’Alep. Tout comme la Russie, l’Iran pose donc quelques garde-fous, mais pourrait laisser la Turquie mener une opération militaire limitée…
Erdogan a également obtenu un autre succès majeur à Téhéran. Après Biden, c’est en effet Poutine qui n’a pas tari d’éloges sur son “cher ami” : “grâce à votre médiation, nous avons pu aller de l’avant”. Et effectivement, c’est lors de cette réunion qu’Erdogan a jeté les bases de l’accord sur le blé signé le 22 juillet sous l’égide de l’ONU. Assez cyniquement, Erdogan gagne ainsi en respectabilité pour mener à bien son plan d’épuration ethnique au Rojava.
Préparer l’offensive turque
La position des premiers concernés, les Kurdes de Syrie, est donc peu enviable. Les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), dominées par le YPG, n’ont d’autre choix que de se rapprocher du régime pour se préparer à l’offensive turque. Moscou et Téhéran encouragent ce rapprochement qui leur permet de prendre pied sur des zones jusqu’alors contrôlées exclusivement par les FDS qui se font par ailleurs peu d’illusions sur l’effectivité de ce soutien ; comme en 2018 lors de la bataille d’Afrine, on peut en effet tabler que les forces du régime se retireront sans combattre à l’approche de l’armée turque.
Les FDS n’attendent pas grand-chose non plus des États-Unis qui se disent seulement “préoccupés” par le projet d’offensive turque. Les FDS ont fait savoir qu’en cas d’offensive turque, elles seraient contraintes d’interrompre leurs opérations contre l’État Islamique mais au vu de tous les enjeux évoqués plus haut, il est peu probable que les États-Unis fournissent un soutien massif aux FSD. C’est d’autant plus vrai que les “négociations pour l’unité” entre le FSD et une formation kurde rivale, le Conseil national kurde (CNK), sont au point mort. Ces tensions internes sapent la légitimité de l’administration du Rojava et dissuadent Washington de s’y investir davantage.
On peut en revanche espérer pour les Kurdes de Syrie que le magnifique édifice géopolitique qu’Erdogan est parvenu à bâtir ne soit qu’un château de cartes prêt à s’écrouler si sa base est un peu secouée.
Et en l’occurrence, la base de cet édifice, c’est la situation politique intérieure turque. L’économie est au plus mal, l’inflation annuelle a atteint près de 80% en juin, et la popularité d’Erdogan est en berne. Il espère que ses succès diplomatiques lui permettront malgré tout de remporter les élections présidentielles et législatives de l’an prochain mais on ne peut exclure que le château d’Erdogan ne s’écroule et que ses alliances alambiquées ne se retournent contre lui. Il n’en sera que plus déterminé dans la gestion des crises à venir…