En Pays Basque on sait ce que colonisation veut dire. Dans le nouveau monde aussi. Pourtant des craquements se font entendre qui disent que rien n’est jamais immuable. Voici les tenants et aboutissants d’une décision de justice qui fera date au Canada.
Imposer aux groupes miniers, aux exploitations forestières et aux conglomérats pétroliers une exploitation pérenne des ressources qui n’hypothèque pas le bien être des générations futures… c’est possible ! De manière assez improbable, c’est le peuple Tsilhqot’in, l’une des nombreuses Premières Nations (ou peuples autochtones) du Canada, qui nous montre l’exemple. Au terme d’une très longue bataille juridique, les 4.000 indiens Tsilhqot’in viennent en effet de se voir attribuer le premier “titre ancestral” jamais accordé sur un territoire spécifique au Canada. Un titre qui, selon la Cour Suprême, “confère au groupe qui le détient le droit exclusif
de déterminer l’utilisation qu’il est fait des terres […] pourvu que les utilisations respectent la nature collective de ce droit et préservent la jouissance des terres pour les générations futures”. Au-delà des conséquences directes pour le peuple Tsilhqot’in, ce verdict historique marque selon l’un des représentants des Premières Nations le début “d’un authentique dialogue de réconciliation qui [leur] a échappé pendant si longtemps”.
Il pourrait également infléchir le comportement des nombreuses entreprises qui exploitent les ressources naturelles canadiennes.
Titres ancestraux
En 1973, la justice canadienne avait déjà réfuté la doctrine coloniale selon laquelle les terres n’appartenaient à personne avant leur “découverte” par les Européens. Cette décision reconnaissait implicitement l’existence de “titres ancestraux”, mais sans les définir explicitement. La loi constitutionnelle de 1982 en précisa un peu l’interprétation juridique en stipulant que “les droits existants – ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés”. S’inscrivant dans cette dynamique, les Tsilhqot’in se sont lancés en 1989 dans une bataille juridique pour l’attribution d’un titre ancestral afin de s’opposer à l’octroi, en 1983, d’une licence forestière sur leur territoire. En 2002, un premier jugement reconnut aux Tsilhqot’in le droit à un titre ancestral mais, pour des raisons de procédure, le titre ne put être émis. Ce jugement fut de toutes manières invalidé par la Cour d’appel de la province de Colombie Britannique qui statua que les Tsilhqot’in ne pouvaient prétendre à un titre sur leurs territoires de chasse et que leurs revendications territoriales
devaient se limiter aux zones d’occupation et d’usage intensifs —c’est à dire presque rien pour un peuple semi-nomade ! En des termes qui confèrent à son verdict une portée qui dépasse de loin le seul cas des Tsilhqot’in, la Cour Suprême a catégoriquement réfuté ces arguments : “la jurisprudence et la doctrine ne donnent pas à penser que le titre ancestral se limite à certains villages ou à des fermes, comme l’a conclu la Cour d’appel. Au contraire, suivant une approche qui tient compte des particularités culturelles, l’utilisation régulière des terres pour la chasse, la pêche, le piégeage et la cueillette constitue une utilisation ‘suffisante’ pour fonder un titre ancestral”. L’octroi d’un titre permet également de réévaluer le comportement passé des autorités locales : “lorsque la consultation ou l’accommodement est jugé insuffisant, la décision du gouvernement peut être suspendue ou annulée”.
Le caractère rétroactif de la loi
pourrait changer la donne
à grande échelle au Canada.
Les autorités locales et les entreprises
ne peuvent en effet plus prendre à la légère
les préoccupations des peuples autochtones
lorsqu’ils sont impactés par un projet.
Conseil de bon sens
Ce caractère rétroactif de la loi pourrait changer la donne à grande échelle au Canada. Les autorités locales et les entreprises ne peuvent en effet plus prendre à la légère les préoccupations des peuples autochtones lorsqu’ils sont impactés par un projet. Car si le titre ancestral ne s’applique pas aux territoires faisant l’objet de traités entre le gouvernement et les peuples autochtones, il est en effet plus que jamais d’actualité pour tous les territoires “non cédés”. Et il y en a beaucoup ! Rien qu’en Colombie Britannique où très peu de traités ont été signés en raison de l’intransigeance du gouvernement provincial, la question se pose pour des centaines de groupes autochtones. Près de 40% du territoire du Québec pourrait aussi être concerné et, en Ontario, les Algonquins réclament à eux seuls 36.000km2. De même, un projet de pipeline évalué à 7 milliards de dollars traverse 4 territoires concernés…
Dans bien des cas, il sera très difficile d’établir qu’un territoire donné est éligible à un titre ancestral (cela a requis cinq ans et de nombreuses études historiques et ethnographiques dans le cas des Tsilhqot’in). Il n’en reste pas moins que la décision de la Cour Suprême renforce considérablement la position des peuples autochtones dans leurs négociations avec les autorités. Un vent d’optimisme souffle donc sur les Premières
Nations. Dans les milieux industriels, on fait par contre plutôt grise mine, et l’on cherche à se raccrocher à la possibilité mentionnée par le jugement de la Cour Suprême de porter atteinte au titre ancestral en l’absence du consentement du groupe autochtone “si l’atteinte est justifiée par un objectif public réel et impérieux”. Mais le même jugement stipule que “la mesure gouvernementale [doit être] compatible avec l’obligation fiduciaire qu’a la Couronne envers le groupe autochtone” et en particulier que “le gouvernement doit donc agir d’une manière qui respecte le fait que le titre ancestral est un droit collectif inhérent aux générations actuelles et futures”. Et la Cour Suprême de s’adresser directement aux réticents : “les gouvernements et particuliers qui proposent d’utiliser ou d’exploiter la terre, que ce soit avant ou après une déclaration de titre
ancestral, peuvent éviter d’être accusés de porter atteinte aux droits ou de manquer à l’obligation de consulter adéquatement le groupe en obtenant le consentement du groupe autochtone en question”. Un conseil de bon sens dont les générations futures, qu’elles soient autochtones ou pas, lui sauront gré.