Suite aux élections législatives du 26 juin, l’Espagne ne parvient toujours pas à constituer un nouveau gouvernement, du fait de l’émergence de nouveaux partis, Ciudadanos à droite et Podemos à gauche. Si elle perdure, une telle crise pourrait contribuer à faire sauter les verrous et permettre des évolutions institutionnelles que les nations catalanes et basques demandent en vain depuis longtemps.
Souvent, lorsqu’un parti progressiste porteur de changement devient crédible et arrive aux portes du pouvoir dans la péninsule ibérique, il est soutenu par les électeurs basques et catalans. Ce fut le cas en 1993 et en 2008 au profit du PSOE.
L’Espagne se mettra-t-elle à ressembler à la Belgique ? Si la crise politique perdure, c’est possible. Un mois après les élections législatives du 26 juin, elle n’était toujours pas parvenue à se doter d’un gouvernement, après avoir en vain tenté de le faire durant les six mois précédents. Certes le PP a progressé (137 députés, + 14). Une alliance avec son ennemi intime Ciudadanos (32 élus) approcherait de la majorité fixée à 176 députés. Seule une attitude éphémère d’abstention des socialistes permettrait à Mariano Rajoy de se maintenir premier ministre. Cette formule divise le PSOE qui en a fait la cruelle expérience en Navarre. Pour éviter de gouverner en alliance avec les abertzale, les socialistes firent élire un gouvernement UPN-PP en s’abstenant. Résultat, les dissensions ont ravagé la succursale socialiste du parti, militants et cadres s’en sont éloignés et se sont retrouvés quelques années plus tard à Podemos. La formule est donc à haut risque pour le Parti socialiste ouvrier espagnol.
La question nationale au centre du débat
L’autre scénario d’une addition entre Podemos (71 députés) et PSOE (85) demeure loin de la majorité nécessaire. Il ne serait viable qu’avec l’appui des députés PNV (5) et catalans (8 CDC et 9 ERC). Mais cette super addition relève du mariage de la carpe et du lapin, tant la question nationale, la sécession, le droit de décider de son destin par voie référendaire, sont essentiels pour les partis périphériques, en particulier pour les Catalans. Une telle coalition fragilise la gauche espagnole, à la merci de petites formations: en somme, un remake de l’époque où Zapatero déclarait “souffrir le martyre” pour faire approuver la moindre loi. Il dut alors se résoudre à transférer au gouvernement basque, en échange du vote des députés PNV, un ensemble de compétences votées 30 ans plus tôt.
La situation est d’autant plus compliquée aujourd’hui que Podemos demeure une jeune formation née il y a deux ans, encore en devenir, traversée par de fortes dissensions. Les démissions et les crises internes se succèdent en Pays Basque, en Galice, à Madrid, voire au sommet du parti, avec la rivalité entre le leader Pablo Iglesias et le numéro 2, Iñigo Errejon. En raison de ces tensions, Podemos est obligé de reporter à 2017 son congrès national.
Parti du “non”
Vouloir remplacer le clivage droite-gauche par une division entre élite (“la caste”) et peuple, n’est pas simple. Un vote de protestation est difficile à transformer en réelle option de gouvernement. Podemos agrège de nombreux mouvements sociaux et politiques: anticapitalistes, anti-austérité, écologistes, mouvements de participation citoyenne, activistes en tous genres, etc. Dans un pays si corrompu, il apparaît finalement comme une force hétéroclite de blocage, un parti du “non”, plus qu’une formation constructive. L’idéal assembléaire de son fonctionnement, son admiration pour les régimes bolivariens d’Amérique du Sud, son alliance avec les communistes, la défense du droit à s’exprimer par voie référendaire en Catalogne, l’opportunisme de son leader Pablo Iglesias qui fait le caméléon en fonction de son auditoire, tantôt communiste, socialiste, social-démocrate, populiste, patriote et qui traite le leader socialiste Pedro Sanchez de pantin, alors qu’il demeure son seul allié possible… tous ces traits font de Podemos un allié difficile au moment de « parler vrai » et de passer à l’exercice du pouvoir par la voie des alliances et donc des compromis.
Réveil des utopies
La nébuleuse Podemos va-t-elle finir aussi divisée et stérile que le sont les Verts en France? Ce serait dramatique, tant ce type de parti est porteur de potentialités face aux dysfonctionnements des démocraties dans une Europe à la dérive, fortement soumise aux lobbies. L’absence de débat d’idées et de projet de société où tous les modèles intellectuels se sont effondrés, la défaite de la pensée, un fonctionnement “démocratique” imposé par les ploutocrates et les oligarques, le poids de la “tribu davosienne”, c’est tout cela qu’interroge Podemos, avec ce qu’Edgar Quinet disait de la Révolution française: “Ramener sur terre la foi en l’impossible”.
A partir du réveil des utopies peut émerger un monde nouveau. Aujourd’hui, les partis traditionnels n’inventent plus rien, comme le soulignait Michel Rocard, les élections s’égrènent sans l’ombre d’un projet de société, sans dessein collectif inscrit dans la durée.
Le “basta” des femmes de ménage des hôtels espagnols dans un pays où 21% des actifs sont sans emploi, en dit long sur ce qui fait le terreau de Podemos. Elles se sont mises en grève car la nouvelle réforme du travail les prive de congés payés, de week-end, de plannings. Elles sont désormais à la disposition des chefs d’établissement. Exit toute convention collective. L’externalisation des services de nettoyage à des entreprises de services, fait qu’elles sont désormais payées 1,80€ par chambre.
A l’heure où un membre éminent de l’hyper-classe financière, José Manuel Barroso, ex-président de la Commission européenne, est recruté pour amortir les effets du Brexit par la banque Goldman Sachs qui avait aidé l’Etat grec à masquer son déficit pour rester dans la zone euro… On s’étonne que Podemos n’ait pas plus de succès. Mais la servitude volontaire et la trahison des clercs ont plus d’un tour dans leur sac.
Le vote utile des Catalans et des Basques
Les deux seules régions où Podemos a progressé sont pour l’essentiel, les quatre provinces d’Hegoalde et la Catalogne. Sur l’ensemble de l’Espagne, Podemos rassemble 21,1% des voix, alors qu’en Catalogne et en Pays Basque, il frise les 30%. Souvent, lorsqu’un parti progressiste porteur de changement devient crédible et arrive aux portes du pouvoir dans la péninsule ibérique, il est soutenu par les électeurs basques et catalans. Ce fut le cas en 1993 et en 2008 au profit du PSOE, contrairement au scrutin de 2011 où l’hégémonie du PP apparaissait inébranlable.
Les partis abertzale ont donc il y a cinq ans maintenu ou augmenté leurs scores. En 2011, la gauche abertzale n’était pas encore en crise, comme elle l’est actuellement, mais aucune alternative n’existait dans les partis espagnols à la gauche du PSOE: Ezker batua avait explosé en vol, peu après les municipales de mai 2011. De ce fait, une bonne partie de son électorat a rejoint faute de mieux la gauche abertzale.
Aujourd’hui, cette gauche alternative trouve son expression dans Podemos. Cela signifie que Podemos risque d’être un mouvement durable, mais dans quelles proportions? La section Podemos d’Euskadi annonce le 20 juillet qu’elle pressent Pilar Zabala pour conduire la liste du parti pour les élections autonomiques d’automne.
Il s’agit de la soeur d’une des premières victimes du GAL, le réfugié Joxi Zabala qui avec Josean Lasa, fut enlevé par la Guardia civil en 1983 à Bayonne, puis torturé, assassiné et brûlé dans la chaux vive. Si elle se confirme, cette candidature sera une sacrée pierre jetée dans la jardin de la gauche abertzale. La section basque de Podemos décapitée il y a moins d’un an, ne dispose pas de programme très élaboré ou spécifique. Elle aura élu début août son candidat au poste de Lehendakari.
Vote dual et taux de participation
En Pays Basque et en Catalogne, les électeurs ne votent pas de la même façon pour une élection aux Cortés et pour un scrutin régional ou local. La Catalogne associe dans ce phénomène dual de vases communicants CiU et PSOE. En 2015-2016, le PSOE est détrôné par Podemos dans ce jeu de balancier qui affecte aussi ERC et CUP. Mais CUP refuse de présenter des candidats aux Cortés. Une partie des électeurs indépendantistes a donc mis dans l’urne le bulletin d’une grande formation, Podemos, susceptible de faire bouger les lignes institutionnelles espagnoles, en particulier sur la réorganisation territoriale du pays et le droit à l’expression par référendum. Les élections régionales de cet automne, seront sans doute plus favorables aux partis abertzale, comme ce fut le cas en 1994 et en 2008, alors que les socialistes étaient arrivés en tête quelques mois auparavant pour les élections législatives. Le taux de participation sera crucial, l’abstention profitant plutôt aux partis basques.
Les abertzale ont donc intérêt à ce que Podemos et Ciudadanos durent et se développent en Espagne. Avec pour corollaire un affaiblissement durable du bi-partisme, des coalitions tumultueuses, une instabilité gouvernementale et une série de crises politiques.
Le poids des partis périphériques en sera décuplé pour assurer la gouvernabilité provisoire du pays. Ce n’est qu’à ce prix que le statu quo institutionnel gelé depuis le début des années 80, sera un jour brisé.
Les Cortes élisent une présidente PP
Le 19 juillet, les Cortes ont élu Ana Pastor à la présidence de l’assemblée. Au deuxième tour, seule une majorité relative était nécessaire. Avec 169 votes, l’ancienne ministre a bénéficié du soutien de son parti (137 voix), mais surtout de celui de Ciudadanos (32) qui a voté pour, alors qu’il y a six mois il s’abstenait. Ciudadanos obtient ainsi deux postes au bureau des Cortes. Les députés catalans, basques et autres (25 au total), ont préféré s’abstenir ou voter blanc, plutôt que de soutenir le candidat socialiste. Celui-ci a rassemblé 155 voix, c’est-à-dire l’addition des députés PSOE et Podemos. Exit le président sortant Patxi Lopez. Mariano Rajoy franchit ainsi une première étape pour accéder au pouvoir. Avec son socle de seulement 137 députés (33% des suffrages), sa position demeure fragile, il est loin de la majorité absolue située à 176. Le vote favorable de Ciudadanos lui permettrait de faire pression sur les socialistes et d’obtenir leur abstention. Mais rien n’est réglé pour l’instant. Curieusement, le 21 juillet, alors que les négociations discrètes vont bon train, le gouvernement PP toujours en exercice se montre tout à coup coopérant pour le financement de la dette du budget catalan (plus d’un milliard et demi d’euros)…