A l’heure des effets palpables du dérèglement climatique, il est encore compliqué de modifier individuellement ses pratiques de voyage. Face à l’horizon désirable, c’est notre système de valeurs qui doit être bouleversé.
Alors qu’une grande majorité d’entre nous regagne bureau, salle de classe et autre atelier après une pause estivale, les conversations entre collègues tournent beaucoup autour des vacances : “C’était bien ? Tu as été où ?”
Et là, pas très fun de répondre que l’on est resté à regarder ses tomates pousser en s’appliquant à diminuer sa pile de livres en attente. Il pourrait sembler plus tendance de répondre que cette année, on a “fait” la Thaïlande, le Pérou, New York ou le Kenya… Le voyage, l’aventure, cela fait rêver.
La curiosité, le goût de la rencontre et de la découverte d’autres cultures, la soif de contempler des merveilles de la nature ou d’autres civilisations sont de beaux moteurs de vie…
Être confronté à la différence est un moyen de développer notre compréhension de l’autre et de soi. Tout cela est indéniable.
Injonction
Mais pour nous, occidentaux du XXIe siècle, le voyage intercontinental est presque devenu une injonction. Comme si la rupture avec notre quotidien recherchée lors de nos vacances ne pouvait se vivre qu’au travers de destinations lointaines.
Il faut d’abord rappeler que ces quelques semaines (ou jours !) passés à l’autre bout du monde sont un privilège réservé à une minorité. 11% de la population du monde a un jour pris l’avion, et seulement 4% pour un vol intercontinental. Même dans les pays riches, une grande partie de la population ne prend jamais l’avion.
J’ai aussi une mauvaise nouvelle et certains voudront peut-être faire taire la Cassandre que je suis ou vilipender l’écologiste castratrice et punitive : le plaisir individuel du voyage en avion se fait aux dépens du bien commun.
Pour respecter les Accords de Paris et rester dans les limites d’un scénario à +1,5°C de réchauffement global, la moyenne des émissions par Français ne devrait pas excéder 2,5 tCO2e (tonnes d’équivalent CO2). Un voyage Paris-Bangkok par exemple émet environ 2,9 tCO2e. C’est donc 116% du crédit annuel parti en vapeur de kérosène ! On aura beau se déplacer en vélo-cargo et manger des pousses de soja le reste de l’année, cela restera dérisoire comme gain par rapport à cette dépense.
Cela signifie que passer des vacances dépaysantes à l’autre bout de la planète contribue grandement à dérégler le climat et donc à mettre en péril les conditions de vie des populations qu’il nous semble si enrichissant de rencontrer (et qui pour la plupart ne contribuent pas aux excès d’émissions tout en payant le plus lourd tribu au changement climatique)…
Alléger sa conscience
Heureusement, il y a la compensation carbone, ces indulgences des temps modernes.
Autrefois, pour pouvoir pécher en paix, les riches donnaient une petite partie de leur fortune afin de financer la construction d’une église ou pour qu’un pauvre hère parte faire un pèlerinage à leur place. Leur place au paradis restait assurée.
Aujourd’hui on fait planter des arbres pour alléger sa conscience et son empreinte carbone. Évidemment, on trouve toujours pire que soi (et puis ce n’est pas un petit voyage qui va changer grand-chose, même sans moi, l’avion volera de toute façon, n’est-ce-pas ?)…
Le scandale des avions volant à vide pendant la pandémie afin de ne pas perdre de créneaux dans les aéroports a pu faire penser à certains qu’il était vain de renoncer à voyager à titre individuel.
La publication des trajets en jets des plus riches a renforcé ce sentiment, avec entre autres exemples Bolloré qui, en pleine canicule début août, effectue cinq vols émettant plus de 19 tonnes de CO2 en une seule journée.
Il est vrai que l’aéronautique représente un pourcentage relativement faible des émissions de gaz à effet de serre globales. Cela autorise notre ministre de la transition écologique à rejeter toute idée de régulation de l’usage des jets privés. Il ne faut pas raisonner ici en termes comptables mais en termes de valeurs.
Notre société (ou notre psychologie) est ainsi faite que ce sont les plus riches qui donnent le tempo de ce qui est enviable pour le grand nombre. Les sauts de puces de jets des stars et les photos de paysages exotiques des instagrameurs fixent pour beaucoup l’horizon du désirable. Leur mode de vie est nuisible par l’impact qu’il a sur le reste de la société et le sentiment d’injustice qu’il génère.
Il est difficile de demander à l’ensemble de la société de changer ses pratiques pour plus de sobriété carbone face aux comportement de cette infime minorité.
Système de valeurs
Plus qu’interdire les excès de l’utilisation de l’avion, il nous faudrait en ringardiser l’usage, changer le système de valeurs pour que prendre l’avion ne soit plus vu comme enviable, mais comme une obligation parfois nécessaire mais qu’il est bon d’éviter.
Cela pourrait aussi être considéré comme un événement exceptionnel et donc précieux, un long voyage à l’entrée dans l’âge adulte par exemple.
Ce changement de regard par rapport à l’avion est en marche et il a un nom en suédois : le flygskam ou honte de prendre l’avion. Pour ma part, plutôt que de mettre en avant la honte, je préfère valoriser la fierté d’avoir fait le choix d’y renoncer.
Un renoncement qui n’est pas si difficile, parce que l’aventure, l’émerveillement, la rencontre et le dépaysement peuvent aussi se vivre en train, à pied ou à vélo(1). Cela demande de sortir des sentiers battus dessinés par le marketing et la globalisation, et c’est là que chacun d’entre nous peut devenir aventurier explorateur des possibles…
(1) Quelques idées sur le site greenpeace.fr/voyage-ecologique