Question posée à la fin du siècle dernier : “Que ferez vous quand le litre d’essence passera à 5 francs ? Réponse : Je m’en fiche, je mets toujours 100 francs. Et pas plus.” Au delà du gag, on voit bien qu’après les bonnets rouges, le mouvement des gilets jaunes met au centre des préoccupations la question des déplacements. Et au dessus de tout : la sacro-sainte bagnole.(1) Parce que tout est parti de l’augmentation récente du prix du carburant, et surtout du diesel. Car à la progression du coût du baril de pétrole est venue s’ajouter la réévaluation de la taxe carbone -la contribution Climat Energie- qui a été instaurée en 2015 par la loi sur la transition énergétique.
“M’enfin” —comme dirait Gaston Lagaffe— l’essence est moins chère qu’il y a 45 ans ! C’est ce que révèle les travaux de l’universitaire Yves Crozet.(2)
En 1973, sur la base du SMIC horaire, nous pouvions acheter 3 litres d’essence. Fin 2018, nous disposons de 6 litres. En sachant, qui plus est, que pour la même période, la consommation moyenne d’une voiture lambda est passée de 10 litres à 5 litres pour 100 km parcourus.
Gilles et John
De prime abord, les citoyens engagés que nous sommes, réagissons, de façon aussi colorée, plutôt par une colère noire. Nous sommes là plus proches d’une jacquerie pétrolière que d’un mouvement social mature et solidaire tendant vers une ode au vivre ensemble.
Il n’est que de constater, ici ou là, les injures racistes à l’adresse d’une femme noire en Charente ou celles homophobes accompagnées de violences physiques à Bourg en Bresse à l’encontre d’un couple homosexuel. Nous semblons percevoir plus la lutte des crasses que celle des classes. Il faut dire que le Rassemblement national, Debout la France et, dans un élan moins unanime, La France Insoumise se tirent la bourre pour noyauter une colère sociale qui apparaît comme spontanée.
Nous semblons percevoir
plus la lutte des crasses que celle des classes.
Il faut dire que le Rassemblement national,
Debout la France
et La France Insoumise
se tirent la bourre pour noyauter
une colère sociale
qui apparaît comme spontanée.
Guillaume Meurice, dans l’émission Par Jupiter ! de France Inter, s’en donne à coeur joie en interviewant des gilets jaunes sur un barrage en Bretagne.(3) On en rit mais on devrait en pleurer.
Ceux là mêmes qui se considéraient comme pris en otage par des grèves gaspillent leur essence et la nôtre en bloquant la circulation et en organisant des opérations escargots. Plutôt cocasse et incongru. Le Canard enchaîné, par la plume d’Hervé Martin, en rajoute dans sa parution du mercredi 21/11 : “La mouvance d’ultra-droite n’a pas brillé par sa réserve. Partout poulets et pandores ont identifié une ribambelle de fachos ayant enfilé le gilet jaune sur leur habituels brassards bruns.”
Ça ne fait pas le plein !
Au quatrième jour de protestation, le bilan s’élevait à 2 morts et 530 blessé.e.s. Le nombre de participant.e.s, lui, est en baisse constante depuis le pic du samedi 17 novembre avec, selon les chiffres “officiels”, 290 000 personnes en France dont autour d’un millier en Pays basque Nord.
Par ailleurs, et comme à chaque sujet sociétal, arguments et contre arguments s’affrontent, notamment sur les réseaux sociaux, avec souvent des affirmations non sourcées et pouvant paraître parfois comme contradictoires.
Ainsi, selon un topo du ministère de la transition écologique et solidaire en date de février 2017 (4), sur la période 1990-2013, les émissions de Gaz à Effet de Serre (GES) de la France ont baissé de 11% “avec toutefois de fortes disparités entre les secteurs”.
Mais si cela est dû en bonne partie grâce aux réductions des émissions de l’industrie manufacturière ou de l’énergie, l’augmentation est flagrante dans le secteur des transports (11%). Cette part des transports routiers représente 22% des émissions de CO (Monoxyde de carbone) dont 16% pour les voitures.
Et ça part dans tout l’essence !
Le Canard Enchainé, toujours du 21/11, pointe les exemptés des taxes vertes comme l’aérien qui est responsable de 12,3 % des rejets de GES. Idem pour les gros navires dont le fioul lourd est complètement détaxé. “Selon l’expert allemand Axel Friedrich, un gros porte-conteneurs dégage autant de particules fines que 1 million de voitures”. Enfin, les camions bénéficient eux aussi d’une détaxe partielle de leur gazole.
Et c’est là que le premier bât blesse : tous les carburants relatifs au transport ne sont pas logés à la même enseigne.
Deuxième grief : le monde rural n’a pas vraiment d’alternative à la voiture contrairement aux citadins.
Troisième reproche, et pas des moindres, la taxe sur le carburant est particulièrement injuste. “La taxation du carburant s’applique à tous, sans considération d’assiette fiscale. Or, comme pour la TVA, tout le monde comprend qu’une augmentation de l’essence n’a évidemment pas le même impact pour un smicard de banlieue que pour un rentier en peignoir Dior des Champs-Élysées…” s’indigne Jean Pierre Frances sur le site AgoraVox en date du 24/11. Et de rajouter : “CICE, suppression de l’ISF et autres boucliers fiscaux pour les uns, pourtant déjà champions de l’optimisation fiscale, et précarisation (loi Travail) et augmentation du coût des carburants pour les autres…”.
On est tous marrons !
Car si l’essence même de ce mouvement émane plus de réactions individuelles voire poujadistes sous couvert de fronde populaire, il révèle quand même un ras-le-bol social qu’il ne faudrait pas mépriser. Le noyautage des mouvements d’extrême droite d’un côté et du coup l’incapacité des forces de gauches à représenter les catégories sociales défavorisées —et même de plus en plus les classes dites moyennes— n’altèrent en rien une juste rébellion face à un pouvoir d’achat qui baisse depuis pas mal d’années. Ce gouvernement, comme le précédent, n’est pas blanc comme neige, entraînant irrémédiablement une frange de la population vers les bonimenteurs populistes et fascisants. Le problème, c’est que ces classes là “se retrouvent en première ligne pour supporter les sacrifices liés à la transition énergétique”. Et Laurent Joffrin(5) d’enfoncer la pompe : “En commençant par exonérer les plus riches et amoindrir les acquis sociaux des salarié.e.s, le macronisme a exacerbé le sentiment d’injustice…”. Assurément, il n’y a pas de fiscalité verte sans justice sociale. Té, voilà une couleur qui manquait au tableau !
(1) Voir la chronique Vroum vroum. Enbata septembre 2018.
(2) Yves Crozet est un économiste français, spécialiste de l’économie des transports.
(3) www.youtube.com/watch?v=Ow01HWCf1Ko