Michel Feltin-Palas (Infolettre, « Sur le bout des langues », L’Express)
Plutôt étatistes en économie, les Français se montrent ultralibéraux quand il s’agit de langues, quitte à laisser dépérir leur extraordinaire patrimoine.
En matière d’économie, nous, Français, ne sommes pas vraiment réputés pour être des ultralibéraux. « Le renard libre dans le poulailler libre » ? Très peu pour nous ! L’État intervient, avec l’assentiment majoritaire, pour réguler la concurrence ou imposer un salaire minimum. Pas question de laisser les gros manger les petits.
En matière de langues, en revanche, tout change. Le français écrase sans vergogne les autres langues du pays, toutes menacées de disparition en métropole ? Que le plus fort gagne ! Seul l’idiome national a droit de cité dans l’administration, l’enseignement, les entreprises, les assemblées politiques ? Aucun problème !Nous sommes en République et cette inégalité s’est historiquement opérée au détriment des langues des paysans, des ouvriers, des artisans, bref des « petits » que la République est précisément censée défendre ? Personne ou presque ne voit la contradiction.Alain Rey, l’âme du Petit Robert, était l’un des rares à dénoncer cette situation : « Politiquement, relevait-il, la Révolution a prétendu donner la parole au peuple. Linguistiquement, elle l’a donnée à la bourgeoisie ».
C’est l’un des mérites de l’ouvrage que vient de publier Romain Colonna (1) que de rappeler cette évidence : une langue ne devient pas « régionale » par hasard. Son statut est presque toujours la conséquence d’une inégalité politique. Un jour, un territoire est conquis par une puissance extérieure et, dans 95 % des cas, celle-ci impose son idiome aux populations passées sous sa domination. C’est ainsi qu’ont procédé au fil des siècles nos rois, nos empereurs et nos présidents de la République. C’est ainsi qu’ont reculé peu à peu le champenois, le picard, le breton, le catalan, le francique et les autres.
Pour illustrer cette inégalité, Colonna, qui connaît parfaitement son sujet pour être à la fois sociolinguiste et élu autonomiste, prend l’exemple de l’île de Beauté. Depuis 2002, la langue corse y est certes proposée aux élèves à l’école maternelle et élémentaire, mais uniquement dans un cadre optionnel. Cela peut sembler logique : au nom de la liberté, chacun a le droit d’accepter ou de refuser cet apprentissage. A ceci près que ce raisonnement souffre d’une grave faiblesse. En France, on l’a dit, le statut des langues est particulièrement inéquitable. Dès lors, laisser un individu « libre » de choisir entre une langue « utile » et une langue « inutile« , c’est évidemment avantager la première, la plus « rentable » pour la promotion sociale. Et c’est typiquement une approche libérale puisque, dans les faits, cela revient à favoriser la langue du groupe culturel dominant – qui, historiquement, correspond dans notre pays aux classes sociales privilégiées de l’Ile-de-France.
Ce « libre choix » instauré sur l’île de Beauté concernant l’enseignement du corse est révélateur pour une autre raison : il permet d’apprécier ce que le ministère de l’Education nationale regarde comme un savoir « obligatoire« , donc fondamental, et ce qu’il considère comme une notion mineure, proposée en tant qu’option.
Concrètement ? Pour un petit Corse de 2021, l’étude de la sexualité des langoustines (savoir obligatoire) est jugée plus essentielle que la connaissance de la langue historique de sa région (option). L’exemple est véridique…
Claude Lévi-Strauss avait sonné l’alarme dès les années 1970 : en multipliant les échanges, la « mondialisation« , comme on ne disait pas encore, menace le plurilinguisme. Elle place aussi l’humanité devant un choix simple : intervenir, afin de protéger les langues faibles, ou laisser faire, avec un risque croissant d’uniformisation au profit de l’anglais. Le célèbre anthropologue privilégiait évidemment la première option.
C’est également la position d’Amin Maalouf. Dans un ouvrage remarquable, Les Identités meurtrières, l’écrivain franco libanais établit un parallèle entre biodiversité écologique et biodiversité culturelle. « Pourquoi, écrit-il, serions-nous moins attentifs à la diversité des cultures humaines qu’à la diversité des espèces animales ou végétales ? Du point de vue de la nature comme de la culture, notre planète serait bien triste s’il n’y avait plus que les espèces « utiles »« . Et il conclut : « Même les pays les plus favorables à la liberté absolue des échanges édictent des lois protectrices pour éviter, par exemple, qu’un site naturel soit saccagé par des promoteurs. S’agissant de culture, il faut parfois recourir aux mêmes procédés pour établir des garde-fous, pour éviter l’irréparable. » Une demande d’interventionnisme qui vaut pour la planète en général, et pour la France en particulier. Car on peut difficilement exiger pour le français dans les pays où il est minoritaire, comme le Canada ou l’Algérie, des mesures que l’on refuse d’appliquer sur notre propre sol au profit des langues dites régionales.