DOSSIER / EUSKARA : DÉFIS POUR DEMAIN (suite de l’article : L’euskara à l’horizon 2050 en Iparralde + Navarre : comment gagner la bataille de l’euskara)
Dans la Communauté autonome basque, le pouvoir judiciaire valide les recours contre les collectivités locales qui, dans leurs critères de recrutement du personnel, valorisent positivement la connaissance de l’euskara.
A l’initiative de particuliers ou de syndicats d’obédience espagnole, souvent soutenus par le PP ou Vox, les recours se sont multipliés ces dernières années. Pas moins de dix-huit depuis 2020, dont huit en 2023. Le dernier en date porte sur le recrutement de quinze agents de nettoyage par la commune de Pasaia (Gipuzkoa). En avril dernier, le tribunal administratif a annulé les modalités de leur recrutement parce qu’il comprenait une clause portant sur une connaissance a minima de l’euskara (niveau B1). En janvier 2023, les juges obligeaient l’Académie de la police autonome à admettre les candidats qui n’avaient pas un niveau suffisant de basque (B2). En mai, c’était au tour d’un policier municipal d’Erandio d’obtenir un poste après décision judiciaire, sans avoir le niveau linguistique requis. A Barakaldo en janvier 2024, un tribunal annule le recrutement de 181 salariés municipaux au motif qu’une connaissance relative de l’euskara leur est exigée. Un mois plus tard, rebelote : le recrutement de 227 employés de la députation de Bizkaia et 119 de celle de Gipuzkoa est annulé, toujours pour les mêmes raisons. De son côté, le Tribunal supérieur de justice réduit à néant les onze articles de la loi sur les institutions locales qui favorise l’usage de la langue basque dans les services. En mai, la Cour suprême espagnole confirme cette jurisprudence sur un dossier concernant le recrutement de 34 salariés du Centre social Uliazpi géré par la députation de Gipuzkoa. Nous pourrions multiplier les exemples.
Magistrats suprématistes et euskaraphobes
Il s’agit d’une attaque en règle par la généralisation d’une jurisprudence qui bafoue les efforts de pleine normalisation de l’euskara mis en œuvre depuis des décennies. Au nom du principe d’égalité, les juges considèrent comme « discriminatoire » la nécessité pour les fonctionnaires de l’administration territoriale basque de connaître la langue de leur nation. Dans leurs attendus, ils ravalent l’euskara au rang « d’idiome particulier de la communauté » et rappellent le « devoir constitutionnel de connaître l’espagnol« .
« Au nom du principe d’égalité,
les juges considèrent comme ‘discriminatoire’
la nécessité pour les fonctionnaires de l’administration territoriale basque
de connaître la langue de leur nation. »
On sait que la grande majorité des magistrats en poste en Hegoalde ignore l’euskara, quarante-cinq ans après la reconnaissance de la co-officialité par l’article 3 de la Constitution et l’article 6 du statut de Gernika. Aux dires du syndicat LAB, leur point de vue « suprématiste et euskaraphobe » maintient « la langue basque en situation subalterne derrière l’espagnol« , et « les droits des euskaldun demeurent secondaires« .
Dans son argumentation défavorable à l’euskara, la magistrate Ana Maria Martinez est allée en 2022 jusqu’à user de stéréotypes sur la difficulté intrinsèque de la langue basque, afin d’affirmer la primauté de l’espagnol, langue d’État dont la connaissance est obligatoire. Elle souligne la « complexité de sa structure et d’un vocabulaire basque dont le sens change avec des centaines de préfixes, d’affixes et de suffixes« … Bref, comme au bon vieux temps de Franco, c’est toujours »
Nous assistons ainsi à un renversement de point de vue. Les usagers de la langue dominante deviennent les discriminés, les victimes. Elebide, instance officielle du gouvernement basque qui publie périodiquement un rapport sur les droits linguistiques, nous apprend qu’en 2021, 1199 plaintes ont été présentées par les citoyens bascophones qui estimaient, à partir d’expériences personnelles, que leurs droits linguistiques avaient été bafoués. Seulement 1,5 % des plaintes, soit un total de quatre, émanaient d’hispanophones.
Pratique sociale à la peine
La plupart des observateurs constatent que le militantisme en faveur de l’euskara et la mobilisation de la société civile ont fortement baissé ces dernières décennies dans la Communauté autonome, au fur et à mesure que les institutions basques se structuraient.
Autre signe inquiétant : dans la municipalité de Bilbao gérée depuis près d’un demi-siècle par le PNV, la promotion de l’euskara demeure une priorité avec une foule de plans, de formules d’aides et d’incitations en faveur de son usage. Elle en est à son septième programme d’action. En juin dernier, celui-ci a été précédé d’un audit qui fait le bilan de l’action réalisée et entend proposer des améliorations. Un tiers des salariés municipaux ont été interrogés. Les résultats sont pour le moins contrastés : 70 % d’entre eux ont le niveau de compétence linguistique exigé pour leur fonction. Seulement 56 % déclarent être capables de répondre en euskara à un usager et 88 % des réunions en mairie se font en espagnol. 22 % des employés parlent euskara entre eux, 6 % des documents et 23 % des conversations échangés avec d’autres administrations le sont en langue basque. Avec des entreprises privées, l’usage de l’euskara chute encore davantage : 4 % des écrits et 14 % des échanges oraux. Cette situation dramatique est à l’image du tableau présenté par l’institut de statistique basque Eustat : 13 % des foyers de la Communauté autonome utilisent au quotidien la langue de Bernat Etxepare.
En matière cinématographique, l’offre en euskara demeure résiduelle. Selon les calculs de Pantailak euskaraz et Zinemak euskaraz, seuls 2,5 % du total des films commerciaux sont proposés sous-titrés en euskara ou doublés. En 2023, le film de fiction Irati de Paul Urkijo a été la seule production réalisée en basque. Seuls quelques documentaires et des films pour enfants doublés ont été présentés au public.
Un grave hiatus demeure entre l’opinion affichée, les moyens, la pratique sociale et les résultats. Les évolutions sociolinguistiques sont lentes, elles s’échelonnent souvent sur plusieurs générations. L’absence de souveraineté n’arrange rien. Les changements linguistiques sont plus rapides lorsque l’apprentissage a un caractère obligatoire dans un Etat indépendant et maître de sa politique linguistique, éducative et culturelle. Ce fut le cas en France sous la Troisième république, alors que la langue de Molière n’était pas vraiment majoritaire ou bien en Israël, à partir de 1948. L’Espagne, ce n’est pas une surprise, mobilise son pouvoir judiciaire pour limiter la portée des lois dont se sont dotées les nationalités qui sont sous sa coupe. Elle fait de même en Catalogne, en tentant d’imposer 25 % d’espagnol dans l’enseignement.