La mécanique institutionnelle territoriale a été rendue complexe et néfaste jusqu’à l’absurde, car la carte communale est trop fragmentée, les types d’intercommunalités sont bien trop nombreux et sans visibilité démocratique et les départements bloquent l’indispensable émergence du fait régional. Cet état des lieux montre bien le besoin de remettre à plat le « millefeuille territorial » français pour éviter la déconnexion des citoyens eux-mêmes de la chose publique.
Le besoin de remettre à plat le tout aussi célèbre qu’indigeste « millefeuille territorial » français n’est plus à démontrer. Complexe jusqu’à être incompris par ses propres administrés, autobloquant dès qu’il s’agit de réunir les bonnes volontés autour d’un projet, obèse dans son délire normatif et administratif, voilà un édifice cent fois dénoncé, mais cent fois maintenu. Trop d’énergies à mobiliser ? Trop de paramètres à régler ? Trop de potentats à contrarier ? Un ancien Ministre chargé du dossier n’avait-il pas avoué un jour : « 36 600 communes ? 10 000 de trop ! 26 régions ? 10 de trop ! 100 départements ? 100 de trop ! » sans pour autant changer quoi que ce soit à l’édifice territorial hexagonal auquel se cramponnent pas moins d’un demi million d’élus…
Depuis deux siècles, notre pays a empilé, voire imbriqué, des entités territoriales si nombreuses – et autant d’organes décisionnels – que seuls les politiciens ou les juristes comprennent encore les règles d’un jeu devenu abscons. Cette étrange stratification spatiale a des conséquences aussi néfastes que multiples : confusion des circuits de décision, dispersion des moyens humains et financiers, nombre d’assemblées pléthorique, inefficacité fiscale, gabegie budgétaire… et, au final, déconnexion des citoyens eux-mêmes de la chose publique.
On reste songeur en constatant que la plupart de nos voisins européens ont su faire leur « mue territoriale » tandis que, par exemple, seule la France garde une carte municipale forte – ou plutôt affaiblie – de dizaines de milliers de communes (qui ne sont en fait que les restes, accommodés à la sauce laïque, des paroisses de l’Ancien Régime) dont plus de la moitié ne comptent même pas 500 habitants. L’immense majorité des communes françaises ne sont ainsi que des confettis déserts face à leurs homologues allemandes, italiennes, anglaises, espagnoles ou belges. Et si la France compte à elle seule presque autant de municipalités que le reste de l’Union Européenne réunie, c’est au prix d’un immobilisme sidérant qui fait que notre pays réussit même à maintenir plusieurs communes ayant… zéro habitant (!).
S’il est vrai que la plupart des États comptent un échelon territorial intermédiaire et assez large de niveau infra-régional, ce dernier n’est alors qu’une division administrative sans réel pouvoir. Seule la France a fait de cet échelon – le département – un organe qui jouit d’une quasi suzeraineté sur d’impuissantes micro-municipalités, tout en bloquant avec constance l’émergence du fait régional. La Région, espace demeurant de proximité mais bien plus vaste, est pourtant unanimement reconnue partout en Europe comme infiniment plus cohérente pour lancer des politiques structurantes.
Fossilisé dans sa structure depuis plus de deux siècles, autour d’une assemblée où les potentats locaux revendiquent pour leur secteur d’élection plus qu’ils ne cherchent à faire projet commun, le Département joue toujours parfaitement son rôle initial. Car il est la création arbitraire d’un temps où il fallait « casser les provinces » et assurer la main mise de l’État jacobino-parisien au travers d’un quadrillage serré. En 1789, l’Assemblée Nationale ne fut-elle d’ailleurs pas officiellement saisie du surprenant projet (du très sérieux Comité Siéyès-Thouret) purement géométrique de 81 départements carrés, ce projet orthogonal fou mais, ô combien révélateur des intentions d’alors, on retint quand même la notion de canton, nouvelle strate qui vint « enrichir » le millefeuille naissant.
Avant de se jeter sans réfléchir
dans le débat cartographique qui anime la galerie,
il convient de se rappeler que ce qui fait d’abord la force d’un territoire
ce n’est absolument pas son étendue,
mais ce sont sa cohérence sociétale,
ses compétences et les moyens qu’il a pour les exercer.
Le registre de la division supra-municipale, mais infra-départementale, n’a cessé ensuite de se boursouffler avec l’invention de communautés de communes, d’agglomérations ou urbaines, de syndicats intercommunaux, de parcs, de pays et très récemment de métropoles, sans compter les divisions administratives telles que celle des arrondissements ou des divers schémas d’aménagement. Pour autant, ces entités intercommunales qui ont pris un rôle clef dans la vie locale sont contrôlées par des cénacles qui ne sont toujours pas le fruit du suffrage direct. Bref, la machine à fabriquer de la confusion et du gâchis a tourné à plein régime, sans se poser les questions d’efficience et de démocratie.
Quand, après la première guerre mondiale, on se pencha sur la taille trop réduite des départements (le cheval vapeur ayant remplacé le cheval comme unité de mesure de la distance qu’on pouvait faire en une journée) on voulut (re)donner corps aux régions françaises, mais uniquement pour mieux les administrer depuis Paris. On ne fit alors qu’agglomérer – de façon technocratique et variable en fonction des thématiques – et sans souci de grande finesse, des entités existantes elles-mêmes parfois contestables dans leur géographie. La plupart de ces fantasmes de cabinet ministériel sont dans les poubelles de l’Histoire : qui se souvient des 21 « régions Clémentel » (dont 3 en Algérie) et des 19 « régions touristiques » de 1919, ou encore des 13 « Igamies » (circonscriptions économiques) de 1948. C’est en 1960 que quelques nouveaux coups de ciseaux ministériels créèrent les régions actuelles – dont certaines sont des abstractions pures au regard de l’Histoire – sans pour autant, bien sûr, les doter de pouvoirs. Pour cela il fallut attendre 1982, mais sans qu’on chercha à simplifier par ailleurs le millefeuille où le département dispute toujours la place de locomotive, alors qu’il n’est plus qu’un pesant wagon.
C’est ce découpage général devenu absurde que l’on se doit de remettre en cause. Il faut le faire avec méthode, cohérence et profondeur, car un énième replâtrage – ou, pire encore, des adaptations de doctrine à géométrie variable au hasard de rapports de force locaux – ne feraient qu’aggraver les choses. Mais avant de se jeter sans réfléchir dans le débat cartographique qui anime la galerie, il convient de se rappeler que ce qui fait d’abord la force d’un territoire ce n’est absolument pas son étendue, mais ce sont sa cohérence sociétale, ses compétences et les moyens qu’il a pour les exercer.
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