La situation actuelle en Espagne s’inscrit dans un schéma récurrent où l’autoritarisme anticatalan du gouvernement Rajoy attise le sentiment nationaliste dans la région, telle est analyse de Paul Preston, professeur d’histoire à la London School of Econonomics.
Cet article est paru dans le Sunday Times et Le Monde du 19-20 novembre 2017.
Les dissensions sont vives entre la Catalogne et le reste de l’Espagne, et au sein même de la Catalogne. Des dissensions depuis longtemps en germe dans le premier cas, beaucoup plus récentes dans le second. A la grande satisfaction de nombreux Espagnols, dont certains ont applaudi l’intervention musclée de la police et de la garde civile pour empêcher le référendum d’indépendance du 1er octobre, l’autonomie catalane a été suspendue par l’application de l’article 155 de la Constitution. Cela a eu pour effet de retourner des Catalans modérés contre ceux qui ont tenté de proclamer l’indépendance.
La situation actuelle s’inscrit dans un schéma récurrent où l’autoritarisme anti-catalan du gouvernement de Madrid attise le sentiment nationaliste dans la région. Avant 1923, le nationalisme prospérait dans la bourgeoisie catalane, qui avait le sentiment de posséder une identité propre, fondée sur une culture et une langue différentes. La défaite humiliante infligée par les Etats-Unis à l’Espagne en 1898 et la perte des dernières colonies – Porto Rico, les Philippines et Cuba – est venue ajouter une dimension économique. Avec l’arrêt du commerce avec Cuba, le nationalisme culturel se transforme en mouvement politique doté de moyens. Les élites catalanes s’élèvent contre l’indifférence de Madrid face à leurs difficultés économiques, mais sont inhibées par le fait qu’elles ont besoin de l’appareil de l’Etat central pour réprimer l’agitation ouvrière, en particulier anarchiste.
» Politiquement malade «
Elles placent de grands espoirs dans le coup d’Etat du 13 septembre 1923 mené par le général Miguel Primo de Rivera, gouverneur militaire de Catalogne. Ami personnel de nombreux oligarques catalans et impitoyable dans sa -répression des anarchistes, Primo de Rivera est considéré comme un défenseur de l’élite économique catalane. A la grande déception de celle-ci, il adopte une politique très anti-catalane. L’usage de la langue est interdit à l’école et même dans la rue. Les institutions catalanes sont dissoutes.
Même si les premières années de la dictature de Primo de Rivera sont marquées par un essor économique, une résurgence du catalanisme voit un nouveau parti, la Gauche républicaine de – Catalogne (ERC), remporter les élections municipales de 1931 qui aboutissent à la proclamation de la République, le 14 avril. En réponse à une déclaration unilatérale d’indépendance d’ERC, le nouveau gouvernement de coalition républicains-socialistes de Madrid accorde un large statut d’autonomie à la Catalogne en septembre 1932. En octobre 1934, toutefois, avec l’entrée au gouvernement de la CEDA, un parti catholique réactionnaire, de brèves rébellions éclatent dans les Asturies et en Catalogne. Le président de la Généralité, Lluís Companys, proclame sans enthousiasme l’indépendance de la Catalogne « au sein de la République fédérale d’Espagne ». Arrêté et accusé de rébellion militaire, il est traduit devant la Cour constitutionnelle, ultraconservatrice. Bien que le parquet ait requis contre lui la peine de mort, il est condamné à 30 ans de prison, la peine qu’encourt aujourd’hui l’actuel président, Carles Puigdemont. Après la victoire du Front populaire aux élections de février 1936, Companys est rétabli dans ses fonctions.
L’hostilité à l’égard des nationalismes régionaux est, avec la volonté d’anéantir les réformes de la République espagnole, l’une des principales motivations du coup d’Etat militaire du 18 juillet 1936, qui a pour but déclaré d’éliminer « sans scrupule ou hésitation ceux qui ne pensent pas comme nous ». Dans leur conquête du territoire espagnol région après région, les troupes du général Franco exercent une répression féroce sur les civils et la Catalogne ne fait pas exception. En 1939, les brigades de Navarre ouvrent le défilé de la victoire à Barcelone. Au dire d’un officier britannique attaché au quartier général de Franco, elles doivent cet honneur « non pas au fait d’avoir bien combattu, mais au fait de détester au plus haut point la Catalogne et les Catalans ».
L’une des premières décisions des forces d’occupation est d’interdire l’utilisation du catalan dans la sphère publique. Ramon Serrano Suñer, beau-frère et ministre de l’intérieur de Franco, déclare au quotidien nazi Völkischer Beobachterque la population catalane est « moralement et politiquement malade ». Des milliers de personnes sont détenues dans des camps de concentration et leurs biens spoliés, et des milliers d’autres contraintes à l’exil. A la demande du gouvernement franquiste, la Gestapo arrête Lluis Companys, exilé en France, et le livre, le 13 août 1940, aux autorités espagnoles. Accusé de rébellion militaire, il est jugé par une cour martiale le 14 octobre, condamné à mort et fusillé le lendemain. Franco en fait ainsi un martyr de la cause catalaniste.
Au cours des décennies de dictature qui suivent, Franco évoque, discours après discours, deux Espagne – l’« authentique » et l’« anti-Espagne » –, autrement dit les vainqueurs et les vaincus de la guerre civile. En revanche, son successeur, le roi Juan Carlos, souhaite être le « roi de tous les Espagnols ». Son habile premier ministre, Adolfo Suarez, neutralise les aspirations nationalistes catalanes en négociant avec Josep -Tarradellas, le président en exil de la Généralité de Catalogne, âgé de 77 ans. La Généralité est rétablie, avec une adaptation du statut d’autonomie de 1932 en échange d’un serment d’allégeance des Catalans à la monarchie, de l’acceptation de l’unité de l’Espagne et du respect des forces armées.
Par la suite, toutefois, Suarez tente de banaliser les autonomies du Pays basque et de la Catalogne en les noyant dans une mer de régions autonomes possédant beaucoup moins de traditions historiques. D’octobre 1977 à octobre 1978, un système à deux vitesses est élaboré. En plus des trois « nationalités » historiques – Catalogne, Pays basque et Galice –, treize autres régions, certaines petites comme la Cantabrie, d’autres grandes comme l’Andalousie, se voient également accorder l’autonomie.
En 1979, le statut d’autonomie de la Catalogne, considérablement revu à la baisse par le Congrès des députés de Madrid, est adopté par référendum. Puis en 1980, les premières élections au Parlement catalan, composé de 135 membres, donnent la victoire à la formation nationaliste de centre-droit Convergence et Union (CiU), dirigée par Jordi Pujol, qui restera président de la Généralité jusqu’en 2003. Au cours des années suivantes, le lent transfert de compétences de Madrid à Barcelone suscite un mécontentement croissant en Catalogne. En 2005, seuls 14 % des Catalans soutiennent l’indépendance, mais la population est de plus en plus favorable à ce qu’on remédie aux insuffisances du statut de 1979. Le Parlement catalan rédige et vote un nouveau texte. Au terme de négociations ardues, le nouveau statut est adopté par le Parlement espagnol en juin 2006 et ratifié par référendum en Catalogne.
Cependant, ce statut révisé est dénoncé par les médias de droite dans une grande partie de l’Espagne. On assiste à un boycottage des produits catalans et à des manifestations d’hostilité frôlant la haine raciale. L’opposition de droite du Parti populaire (PP), qui a toujours refusé de condamner le coup d’Etat militaire de Franco et sa dictature, conteste le statut pour des motifs constitutionnels. L’affaire est renvoyée devant le Tribunal constitutionnel, très conservateur. Le dirigeant du PP, -Mariano Rajoy, fait valoir que le statut conduirait à la balkanisation de l’Espagne. Dans un arrêt rendu le 28 juin 2010, le Tribunal invalide plusieurs articles relatifs à la péréquation fiscale et rejette la définition de la Catalogne comme nation. Cette décision attise un indépendantisme jusqu’au-boutiste.
C’est une gifle pour les socialistes et d’autres modérés qui espéraient un -accord mutuellement bénéfique avec l’Espagne. Entre 2003 et 2010, la Catalogne est gouvernée par le » Tripartit « , un gouvernement de coalition entre le Parti des socialistes de Catalogne, ERC et la formation écolo-communiste -Initiative pour la Catalogne-Verts (IC-V). Le début de la crise économique et l’arrêt du Tribunal constitutionnel voient la proportion de partisans de l’indépendance progresser à 24,5 % et le retour au pouvoir de Convergence, désormais dirigée par l’économiste Artur Mas, lors des élections régionales de décembre 2010. Un an plus tard, 46,4 % des -Catalans veulent l’indépendance.
Sous la pression d’une jeune génération de nationalistes radicaux, M. Mas organise un référendum d’indépendance le 9 novembre 2014. Le gouvernement de Madrid le déclare illégal mais ne prend pas les mesures drastiques qu’il a prises en 2017. Seuls 37 % des électeurs se déplacent aux urnes. Même si 80,76 % des votants se sont prononcés en faveur de l’indépendance, la faible participation ne permet pas à Artur Mas d’affirmer que le résultat de la consultation ouvre la voie à un processus d’indépendance.
Dans le reste de l’Espagne, le désir des Catalans de bénéficier d’une autonomie accrue, voire d’une indépendance totale, est dénoncé comme l’égoïsme d’une région riche qui cherche à garder ses richesses pour elle. Ce n’est pas entièrement vrai. On peut en effet objecter que Madrid a été la principale bénéficiaire du développement économique de l’Espagne ces vingt-cinq dernières années. Avec 16 % de la population espagnole, la Catalogne apporte 22 % des recettes fiscales nationales, mais ne reçoit que 8 % des investissements publics. Ce déséquilibre touche particulièrement la santé, les transports publics et l’éducation, des secteurs confrontés à une demande croissante en raison de l’arrivée de plus d’un million de migrants, le chiffre le plus élevé de toutes les régions autonomes.
La tension s’intensifie à la suite des élections régionales anticipées convoquées par M. Mas le 27 septembre 2015, afin de mettre à profit le résultat du -référendum de l’année précédente. -Ensemble pour le oui, une liste formée par CiU, ERC et quelques petits partis, obtient 39 % des suffrages et 62 sièges. La Candidature d’unité populaire (CUP, formation ultranationaliste et farouchement anticapitaliste) obtient 8,21 % des voix et 10 élus. Cependant, même ensemble, ces partis ne disposent pas d’une crédibilité suffisante pour faire prospérer une déclaration d’indépendance. En face, ils y a le PP catalan et le parti Citoyens (Ciudadanos, centriste), avec 36 sièges et 26,39 % des voix, tous deux favorables au statu quo. Entre les deux, avec 27 sièges, il y a le groupe Catalogne oui, c’est possible – formation proche de Podemos, gauche radicale – , qui souhaite une réforme du statut d’autonomie, et les socialistes, qui prônent une solution fédérale. Artur Mas annonce malgré tout qu’il organisera un référendum pour se diriger vers un Etat catalan indépendant.
Amertume et divisions
Toutefois, M. Mas n’est pas reconduit à la tête de la Généralité. La CUP s’y oppose, pour se venger de sa politique d’austérité. L’ancien maire de Gérone Carles Puigdemont est investi à sa place, le 9 janvier 2016. Convergence était déjà été ébranlée par les révélations de 2014 sur la fortune cachée de Jordi Pujol dans divers paradis fiscaux. Pour le PP de M. Rajoy, lui-même embourbé dans les affaires de corruption, c’est un soulagement bienvenu. Convergence change de nom en septembre 2016 pour devenir le Parti démocrate européen catalan (PdeCAT). De plus, pour avoir appelé au référendum de novembre 2014, M. Mas est jugé le 13 mars et condamné à deux ans -d’interdiction d’activité politique.
Aiguillonnée par la CUP, la nouvelle coalition nationaliste de M. Puigdemont annonce témérairement un référendum définitif sur l’indépendance catalane. Le gouvernement du PP refuse de négocier et se jure d’y faire obstacle par tous les moyens. Le désastre qui en a résulté aurait pu être facilement évité. Vu la probabilité qu’il n’y ait pas de majorité pour l’indépendance, Mariano Rajoy aurait pu proposer qu’une consultation, si elle recueillait une majorité des voix, disons 60 %, avec une participation d’au moins 70 %, puisse ouvrir la voie à des discussions sur le statut d’autonomie de 2005. Cela aurait à coup sûr accru le nombre de citoyens catalans, déjà majoritaires, qui ne veulent pas se séparer de l’Espagne.
Contrairement aux partisans de la CUP, ils redoutent qu’un nouvel Etat catalan souverain se heurte à d’immenses difficultés économiques et à la quasi-impossibilité de réintégrer l’Union européenne, où il se heurterait au veto assuré de l’Espagne et sans doute de la France, de l’Italie et de la Belgique.
M.Rajoy choisit toutefois de faire échec au référendum d’indépendance du dimanche 1er octobre, avec l’intervention brutale des 10 000 policiers et gardes civils espagnols déployés en Catalogne. Les tirs de balles en caoutchouc et le recours excessif à la force à l’encontre de femmes et de personnes âgées ont rappelé des souvenirs de la dictature franquiste. Les affirmations des porte-parole du PP selon lesquelles ces violations des droits de l’homme étaient « proportionnées », affirmations reprises par le roi, Felipe VI, le 3 octobre, ont marqué un retour au passé. Des centaines de Catalans se sont fait matraquer, dont beaucoup qui avaient l’intention de voter contre l’indépendance. C’est comme si M. Rajoy ignorait ce schéma récurrent de l’histoire espagnole qui veut que le séparatisme catalan se nourrisse de l’intransigeance centraliste de Madrid. Cependant, sachant que l’anticatalanisme est cultivé en Espagne depuis quarante ans, le chef du gouvernement a calculé qu’il y avait un gain électoral important à tirer de son inflexibilité. A court terme, il a bien joué.
Seuls 43 % des électeurs ont participé au référendum, dont 90 % se sont exprimés en faveur de l’indépendance. On était loin du mandat revendiqué par Carles Puigdemont pour sa déclaration unilatérale d’indépendance du 27 octobre. Le déclenchement de l’article 155 de la Constitution par M. Rajoy en vue de suspendre l’autonomie régionale a conduit à l’arrestation de dirigeants -politiques catalans et à la perspective qu’ils soient poursuivis pour sédition, rébellion et détournement de fonds publics, faits pour lesquels ils sont passibles de 30 ans de prison. Les fonctionnaires, qui ont pris les rênes de l’administration catalane à la suite de l’application de l’article 155, demandent déjà que la langue administrative soit l’espagnol. Les élections régionales convoquées le 21 décembre verront peut-être un recul du vote indépendantiste, mais il est peu probable qu’elles fassent disparaître les séquelles de l’amertume et des divisions laissées par les événements de ces dernières semaines. Une réforme de la Constitution espagnole et l’ouverture de négociations sur un nouveau statut catalan seraient à même de panser les plaies, mais Mariano Rajoy ne paraît guère disposé à envisager ce genre de happy end.
(Traduit de l’anglais par Juliette Kopecka)
Paul Preston, spécialiste de l’histoire contemporaine espagnole : Espagne, et plus particulièrement de la guerre d’Espagne (1936-1939). Il est notamment l’auteur d’ « Une guerre d’extermination : Espagne 1936-1945 » (Belin, 2016)