Face à une spéculation foncière effrénée, l’assemblée de Corse tente de se doter de nouveaux moyens juridiques pour mieux conserver la maîtrise des terres. Le futur statut de résident nécessaire pour acquérir un bien s’inscrit dans une démarche de développement des compétences institutionnelles propres à la Corse.
Perdre violemment ou en douceur ses droits sur sa terre, devenir minoritaire sur son propre territoire, tous les petits peuples le savent, ces évolutions leurs sont fatales.
De la Kanaky à l’île de Ré, de la Palestine au Pays Basque, nous sommes confrontés à des phénomènes de domination par l’argent ou la force, dont le résultat est d’abord d’évincer l’indigène de sa terre, de le faire disparaître par l’exil, la perte de son identité et l’intégration dans le modèle social du plus fort. “Lurra behin saldua, lurra betiko galdua”, nous rappellent des banderoles sur les routes d’Iparralde.
Les abertzale corses qui ont conquis de haute lutte quelques pouvoirs institutionnels, en sont eux aussi conscients. “La question foncière est une problématique majeure, face à laquelle la Corse se trouve confrontée depuis des décennies. Ce phénomène de dépossession, touche notre communauté insulaire au plus profond de son identité, en hypothéquant à court terme sa destinée sur ce territoire, et donc in fine, son existence en tant que peuple”.
Le 25 avril, l’assemblée de Corse a adopté un volumineux rapport: “De l’exigence patrimoniale à l’urgence sociale”. L’article 10 de ses préconisations indique : “La propriété foncière et immobilière ne devrait pouvoir être exercée de manière automatique, que par les personnes physiques et morales ayant le statut de résident, à savoir : pouvant justifier de l’occupation effective et continue d’une résidence principale en Corse, durant une période minimale de cinq ans”.
Le texte envisage des dispositions particulières pour les Corses en exil qui souhaitent revenir sur leur terre natale.
Tout cela n’est pas applicable pour l’instant mais a fait l’effet d’un pavé dans la marre lors de son adoption à une large majorité par 29 voix sur 51 élus (plus de 60%). 18 élus ont voté contre et 4 n’ont pas participé au scrutin.
L’initiative du projet revient aux abertzale corses qui disposent de 15 élus et sont parvenus à convaincre une partie de la gauche, dans une assemblée dont le président du conseil exécutif n’est autre que le député radical de gauche Paul Giaccobi. La plupart des élus de droite (9 sur 12) ont voté contre, ainsi qu’une partie des radicaux et les communistes.
PLU cassés en justice
Ce rapport dont le lecteur d’Enbata pourra lire l’intégralité dans notre édition électronique, fait suite à quatre ans d’études (1). Un plan d’urbanisme spécifique à la Corse sera présenté en octobre prochain.
Le but de l’assemblée de Corse est d’abord de lutter contre la spéculation immobilière, la flambée des prix et la disparition des terres agricoles.
Le phénomène des PLU cassés en justice a révélé “les pressions des intérêts privés sur le foncier insulaire”.
De plus en plus de Corses ont des difficultés pour se loger sur leur propre territoire, tant à l’achat qu’en location. 40% des logements en Corse sont déjà des résidences secondaires appartenant généralement à des continentaux ou des étrangers. Beaucoup de ces résidences sont louées au noir à des prix très élevés.
Environ 310.000 personnes vivent sur l’île de Beauté où s’installent chaque année 5.000 à 6.000 nouveaux venus. Alain Spadoni, président du Conseil régional des notaires, indique que “quatre ventes sur cinq se font aujourd’hui à des non corses”. Le revenu moyen corse reste inférieur de 20% à celui du continent. Lorsque quelqu’un propose un prix démesuré pour un bout de terre ou une maison, la mort dans l’âme, l’offre est acceptée et les terres vendues.
C’est ainsi que les paysans de l’île de Ré ont vendu leur île à une bourgeoisie parisienne dotée d’un énorme pouvoir d’achat (2). L’Inde qui interdit aux étrangers d’acheter des terres agricoles l’a parfaitement compris : la “main invisible” de l’économie libérale est celle du renard libre dans le poulailler libre.
« De plus en plus de Corses
ont des difficultés pour se loger
sur leur propre territoire,
tant à l’achat qu’en location.
40% des logements en Corse
sont déjà des résidences secondaires
appartenant généralement
à des continentaux ou des étrangers. »
Aller contre le droit pour changer le droit
Pour le nouveau maire de Bastia, l’abertzale Gilles Simeoni qui réclamait une durée préalable de 10 ans de résidence pour le futur acquéreur, “il s’agit simplement d’éviter que des gens
qui ont des moyens de se payer un territoire, possèdent à distance une île comme la nôtre au détriment de sa population. (…) Ce dispositif est une nouvelle pierre qui réaffirme le lien unissant le peuple corse à la terre. (…) Le droit se plie toujours à la volonté politique et il est bon qu’il en soit ainsi. Le mandat d’un élu politique est aussi d’aller contre le droit pour changer le droit”.
Le PRG Paul Giacobbi ajoute que ce statut de résident proposé n’est “en rien discriminatoire, toutes sortes de droits sont déjà liés en France à la résidence, qu’il s’agisse notamment de fiscalité ou de stationnement”. La mesure que nous voulons mettre en oeuvre “n’est pas plus discriminatoire que de payer plus ou moins d’impôt selon le statut de résidence principale ou secondaire”, ajoute-t-il.
Les résidents corses bénéficient déjà de tarifs préférentiels en matière de transport maritime et aérien. L’Etat peut expulser pour le bien public, il peut également vider de toute valeur votre propriété. “Des territoires français bénéficient de statuts juridiques propres, c’est le cas du Haut-Rhin et du Bas-Rhin où la laïcité n’existe pas. (…) Quand une part croissante du patrimoine foncier n’appartient plus à ceux qui habitent, cela constitue un problème politique majeur”.
Les élus opposés au projet reconnaissent la nécessité de réguler le marché foncier, mais avancent que ce statut de résident est contraire au principe d’égalité et au droit à la propriété.
Quant aux professionnels de l’immobilier, ils craignent évidemment les retombées d’une telle mesure. Ils considèrent que ce projet est totalement anticonstitutionnel, ce que confirme la ministre de la Réforme de l’État, de la Décentralisation et de la Fonction publique Marylise Lebranchu. Celle-ci propose la mise en place d’un établissement public foncier. Cette création déjà votée en 2011 par l’assemblée de Corse est toujours dans les tiroirs du parlement français. Quant à la demande de l’assemblée de Corse votée le 25 avril, elle doit faire l’objet d’une mise en forme et sera présentée à l’Assemblée nationale et au Sénat.
Officialité de la langue, fiscalité
Plusieurs municipalités corses, Cuttoli (2.000 ha.), Granacce, Balogna, Ghisanoccia ont déjà approuvé des délibérations qui reprennent l’article 10 du projet adopté par l’assemblée de Corse. Celles-ci ont été immédiatement invalidées par le préfet de Corse du Sud. Une association qui rassemble une centaine d’élus entend promouvoir ce type de délibération et appelle à la résistance.
Le 10 mai, plus de 5.000 Corses ont manifesté dans les rues de Bastia pour soutenir le vote de l’assemblée de Corse. Leurs revendications s’inscrivent dans un projet plus vaste: l’officialité de la langue corse qui a été approuvée le 17 mai 2013, demain une fiscalité différente du continent et adaptée aux réalités corses sera réclamée, au final un grand projet de réforme institutionnelle où la Corse se verra dotée de compétences élargies, telles qu’elles sont définies par le “rapport Chaubon” approuvé par l’assemblée territoriale.
Il fut un temps où les attentats contre les résidences secondaires se multipliaient sur l’île. Personne n’a pu en évaluer vraiment les effets sur l’évolution démographique et foncière.
Aujourd’hui, le débat politique a pris le dessus. Sera-t- il plus efficace ?
(1) Le lecteur intéressé lira avec profit ce rapport qui, au-delà son aridité apparente, indique les outils dont s’est déjà dotée la Corse et les mesures prise dans plusieurs pays sur ces questions.
(2) En Iparralde, l’anecdote du PDG de la Société Générale Daniel Bouton, survolant la Côte basque en hélicoptère puis allant voir le propriétaire d’une maison pour lui proposer le double du prix avancé par le vendeur, est dans toutes les mémoires. Rappelons que Daniel Bouton (1,25 millions d’euros de revenus en 2007) bénéficie d’une retraite annuelle de 730.000 euros, soit environ 2.000 euros par jour. Le montant de la retraite qu’il doit percevoir en tant qu’ancien haut fonctionnaire est inconnu.
Comme d’habitude, excellent article Ellande!
Milesker.