À l’heure où les crispations identitaires et les frontières étatiques se durcissent, quelles valeurs doivent guider nos réponses aux questions du XXIème siècle? L’extrême droite a le plus de facilité à imposer, sur la question identitaire, ses cadres de pensée, ses concepts et jusqu’à son vocabulaire, tandis que la gauche ne fait que réagir au lieu d’être force de proposition.
Nations
Ce mois de mai 2021 marque les 150 ans de la Commune de Paris, dont l’origine était la guerre franco-allemande de 1870. L’une des questions les plus brûlantes à cette époque concernait la «nationalité» de l’Alsace-Lorraine. Selon la conception allemande de la nationalité, ces provinces étaient allemandes par leurs caractéristiques linguistiques et culturelles. Selon la conception française en revanche elles étaient françaises par leur histoire récente et leur volonté commune d’appartenance à la France. Concrètement, les Alsaciens et Lorrains depuis le XVIIè siècle n’eurent à peu près jamais leur mot à dire et furent morcelés et annexés successivement par l’une et l’autre puissance, mais 1870 fut l’occasion d’une cristallisation et d’une expansion à tout l’Occident des conceptions française et allemande de la nationalité.
Joxe Azurmendi a étudié il y a quelques années les textes de cette époque, en particulier ceux d’Ernest Renan, considéré comme le théoricien majeur de la conception française de la nation. Si d’un côté Renan explique que la nation doit bien se distinguer de l’ethnie et se fonder sur l’histoire et les projets collectifs, il semble que cette conception n’ait pas selon lui une vocation universelle, quand on lit par ailleurs ses textes racistes et colonialistes. Joxe Azurmendi rappellait aussi qu’il est régulièrement demandé aux abertzale de se démarquer explicitement des thèses racistes de Sabino Arana, tandis que la même demande n’est jamais faite aux nationalistes français et espagnols concernant les thèses respectives de Renan et d’Ortega y Gasset, pourtant pas moins racistes qu’Arana. Comme si se réclamer de la conception dite française de la nation écartait par définition tout soupçon d’idées rétrogrades.
Cette dualité des conceptions nationales est restée présente dans la vie publique française tout au long du XXème siècle, où la question de l’Alsace-Lorraine semble avoir imprimé sa marque sur le traitement que la France fait de toutes ses minorités linguistiques. Les luttes pour la reconnaissance institutionnelle du Pays Basque continental ont fait les frais de ce récit, qui fait passer nos demandes pour ethnicistes afin de mieux draper d’universalisme l’approche jacobine.
Là aussi, il s’agit d’un universalisme ambivalent, qui à sa convenance posera l’unité de la nation française comme un fait naturel inquestionnable. Comme le rappelait Simone Weil (dans son magistral ouvrage inachevé l’Enracinement (1943), sur lequel Beñat Castorene fait un remarquable travail de traduction), le patriotisme actuel consiste en une équation entre le bien absolu et une collectivité correspondant à un espace territorial, à savoir la France ; quiconque change dans sa pensée le terme territorial de l’équation, et met à la place un terme plus petit, comme la Bretagne, ou plus grand, comme l’Europe, est regardé comme un traître. Pourquoi cela ? C’est tout à fait arbitraire. L’habitude nous empêche de nous rendre compte à quel point c’est arbitraire. Mais au moment suprême, cet arbitraire donne prise au fabricant intérieur de sophismes. Les collaborateurs [de 1943] ont à l’égard de l’Europe nouvelle que forgerait une victoire allemande l’attitude qu’on demande aux Provençaux, aux Bretons, aux Alsaciens, aux Francs-Comtois d’avoir, quant au passé, à l’égard de la conquête de leur pays par le roi de France. Pourquoi la différence des époques changerait-elle le bien et le mal ?
Etats et Frontières
Autre ouvrage magistral qui nous donne une perspective historique de ces questions, L’Etat (1949), de Bernard Charbonneau: Pas plus que les marins les pasteurs pyrénéens ne connaissaient de frontières, et les hauteurs maintenant jalonnées de bornes n’étaient que les estives où erraient les troupeaux. Alors Iraty n’était que la montagne d’Iraty : arraché aux forêts, un espace libre soulevé pour voir la mer. Il n’appartenait à personne sinon aux hommes du pays, aux puissances invisibles: au vent noir, au sapin foudroyé. […] Une histoire de la frontière montrerait comment elle est devenue de plus en plus précise et hermétique avec le progrès de l’Etat, pour aboutir finalement à ces rideaux de fer derrière lesquels les peuples étouffent. L’Europe était autrefois sillonnée par une multitude de limites invivisibles: religieuses, économiques ou mêmes politiques ; elles ne se juxtaposaient pas, et elles n’avaient rien d’absolu […] C’est le jour où l’Etat a absorbé en lui toutes les activités que ses frontières ont résumé en elles toutes les limites […] sur les cols où fraternisaient les hommes des vallées sont montés les arpenteurs qui ont fixé les bornes. Puis sont venus les douaniers et les soldats, au fond des gorges et sur les cols ils ont bâti des postes. Là où soufflait le vent passe la patrouille, là où tremble la source claque le coup de feu. L’espace est clos, des fils électrisés le ferment. […]. Il n’y a plus de Pyrénées, mais une frontière pyrénéenne […]. Il n’y a pas de frontières naturelles ; les frontières sont trop minutieuses : avec leurs détours compliqués et leurs enclaves elles évoquent les hasards des avances et les reculs d’un front de tranchées. Le territoire qu’elles dessinent n’a rien de stable, ni d’éternel […]. Le sentiment national n’est que le sentiment (souvent provoqué) d’être lié à la grandeur d’un Etat ; c’est pourquoi le nationaliste, tout en souffrant comme d’une blessure des mutilations qui déforment la silhouette de son pays, est toujours prêt à accepter les accroissements qui la rendent méconnaissable : la Nation tend à se dégrader en Empire. Il n’y a pas de “pays”, au sens national de ce mot ; il n’y a pas de territoire prédestiné, mais simplement le champ d’expansion d’un Etat, qui se rétrécit ou se distend avec ses forces […] Les frontières vont contre les intérêts les plus évidents des peuples, et si à l’intérieur des nations il y a des intérêts communs, c’est le fait de l’Etat qui les impose.
Toujours dans “l’Enracinement”, Simone Weil nous dit: si l’État a tué moralement tout ce qui était, territorialement parlant, plus petit que lui, il a aussi transformé les frontières territoriales en murs de prison pour enfermer les pensées. Dès qu’on regarde l’histoire d’un peu près, et hors des manuels, on est stupéfait de voir combien certaines époques presque dépourvues de moyens matériels de communication dépassaient la nôtre pour la richesse, la variété, la fécondité, l’intensité de vie dans les échanges de pensées à travers les plus vastes territoires. C’est le cas du Moyen Âge, de l’Antiquité pré-romaine, de la période immédiatement antérieure aux temps historiques. De nos jours, avec la T. S. F., l’aviation, le développement des transports de toute espèce, l’imprimerie, la presse, le phénomène moderne de la nation enferme en petits compartiments séparés même une chose aussi naturellement universelle que la science. Les frontières, bien entendu, ne sont pas infranchissables ; mais de même que pour voyager il faut en passer par une infinité de formalités ennuyeuses et pénibles, de même tout contact avec une pensée étrangère, dans n’importe quel domaine, demande un effort mental pour passer la frontière. C’est un effort considérable, et beaucoup de gens ne consentent pas à le fournir. Même chez ceux qui le fournissent, le fait qu’un effort est indispensable empêche que des liens organiques puissent être noués par-dessus les frontières. (*)
Identités
Le concept de nation est un fait récent, développé au XIXème siècle. Nombre de peuples comme le nôtre étaient déjà à cette époque annexés et divisés par de grandes puissances militaires et/ou coloniales, et n’ont pas su ou pu tirer leur épingle du jeu avant que la majorité des frontières se cadenasse et que les rouleaux compresseurs étatiques commencent leur oeuvre. On ne peut pas savoir – seulement imaginer – ce que serait en 2021 Euskal Herri ayant réussi à s’unir et à s’imposer à cette époque: la ligne Xaho aurait-elle pris le dessus sur la ligne Arana? Y aurait-il eu des frontières entre l’Agramont et le pays d’Orthe, entre l’Enkarterri et Castro Urdiales? Un tel État basque aurait-il été aussi uniformisateur que ses voisins immédiats? La gauche euskal-herritar serait-elle aujourd’hui traversée par les mêmes interrogations “identitaires” qui agitent la gauche de nombreux pays occidentaux? Sur ce sujet, François Gémenne nous rappelle dans un article récent que collectivement, nous ne parvenons pas à sortir de l’idée que dans un monde idéal, chacun resterait à l’intérieur de ses frontières, et que les migrations n’existeraient pas. Cette idée est très liée au découpage du monde en états-nations avec leurs frontières. Dans ce contexte, c’est l’extrême-droite qui a le plus de facilité à imposer sur la question identitaire ses cadres de pensée, ses concepts, et jusqu’à son vocabulaire (“souche”, “droit du sang”, “deuxième génération” etc.), tandis que la gauche ne fait que réagir au lieu d’être force de proposition, ce qui la condamne à l’inefficacité. Les divisions du XIXè siècle sur la question de la nation semblent refaire surface dans les débats qui traversent la gauche française, quant aux questions d’identité. Une partie de la gauche, nous dit Gémenne, voit dans l’universalisme une valeur cardinale : pour réaliser l’égalité, la République se doit d’être aveugle aux différences entre ses citoyens. Une autre partie, dite «intersectionnelle», rappelle que cette égalité n’existe pas dans les faits, où les discriminations sont encore légion, et impulse sur cette base des démarches “non mixtes”, que les “universalistes” abhorrent, chacun des deux camps finissant par accuser l’autre de racisme. Des débats d’une teneur semblable ont lieu en Espagne, où les thèses de Daniel Bernabé sont le pendant de la posture “universaliste” face aux “intersectionnels”.
L’universalisme, tel qu’il est actuellement débattu à gauche, a largement perdu sa dimension cosmopolite, nous dit Gémenne : c’est paradoxalement devenu un universalisme national, qui considère comme égaux les citoyens à condition qu’ils se trouvent du bon côté de la frontière. Ou comment l’Etat, une fois encore, fige et appesantit la question des identités.
Mais Etat mis à part, l’autre écueil sur lequel ne pas tomber en ce qui nous concerne est celui d’une vision figée de l’identité euskaldun, où par métonymie la paysannerie de basse montagne telle qu’elle existait avant l’industrialisation du XXème siècle deviendrait un idéal perdu à reconstruire à l’identique, figeant ce qui correspond à une partie de notre territoire et à un moment de notre histoire, et qui tout en constituant une part majeure de nos références n’a pour autant jamais demandé à être lesté d’une telle charge symbolique. C’est peut-être en partie pour ces raisons que la question de l’identité a traversé le mouvement abertzale dans la dernière décennie, certains proposant un indépendantisme débarrassé de l’identité euskaldun afin de fédérer plus largement. L’intention de fédérer est louable, mais, comme le rappelait Eneko, au fond la vraie question était-elle bien celle-là?
Behetik eraiki
Méfions-nous de ces deux écueils, qui ont pour point commun de ne nous laisser aucune réelle souveraineté, pour l’un dans la définition du cadre national, pour l’autre dans la définition de l’identité collective. Si nous souhaitons quitter un carcan, ce n’est pas pour s’en mettre un autre de contour différent mais sur lequel nous n’aurions à terme pas plus de prise.
La logique que nous avions esquissée dans Euskal Herria burujabeimplique au contraire d’avoir prise sur ce qui nous constitue: nos ressources naturelles, les écosystèmes qui nous nourrissent, notre environnement social et culturel, et notre capacité d’interagir avec tout cet ensemble. Être conscient d’avoir été façonné par le milieu où on a vécu, tout comme éprouver notre capacité à construire et cultiver ce milieu, vont de soi dans cette logique. Avoir une identité collective singulière, liée à une langue non moins singulière, n’est nullement un obstacle au ralliement de personnes issues d’horizons divers, mais au contraire un moteur d’un dynamisme local, dont un autre élément majeur est la tradition de l’auzolan – terme qui n’existe pas dans les autres langues d’Europe mis à part talkoot en finnois – c’est à dire l’entraide non comptable, l’engagement collectif, l’auto-organisation par la base. Cette tradition a probablement été la clé de notre survie historique en tant que peuple, et peut inspirer des propositions en phase avec les grandes questions du XXIè siècle: climat, ressources matérielles, migrations. La défense de territoires souverains, dans leurs dimensions humaines et écosystémiques, prend une portée beaucoup plus vaste que la défense d’Etats-Nations. Les écrits de Simone Weil font écho avec cette idée: Ce sentiment de tendresse poignante pour une chose belle, précieuse, fragile et périssable, est autrement chaleureux que celui de la grandeur nationale. L’énergie dont il est chargé est parfaitement pure. Elle est très intense. Un homme n’est-il pas facilement capable d’héroïsme pour protéger ses enfants, ou ses vieux parents, auxquels ne s’attache pourtant aucun prestige de grandeur? […] La compassion pour la fragilité est toujours liée à l’amour pour la véritable beauté, parce que nous sentons vivement que les choses vraiment belles devraient être assurées d’une existence éternelle et ne le sont pas. On peut aimer [sa patrie] pour la gloire qui semble lui assurer une existence étendue au loin dans le temps et l’espace. Ou bien on peut l’aimer comme une chose qui, étant terrestre, peut-être détruite, et dont le prix est d’autant plus sensible.
À l’opposé des Etats qui assèchent la vie locale dans une uniformité emmurée, le monde ne sera viable que s’il est constitué de territoires aux identités enracinées évoluant continuellement et interagissant entre elles, territoires conscients de la fragilité de leur Terre et capables de solidarité avec ceux qui migrent, territoires à partir desquels on peut aussi comprendre les enjeux des autres dynamiques locales du monde, et donc les enjeux universels. Des communautés de destin locales à partir desquelles agir sur la destinée globale.
(*) Une anecdote qui m’a été rapportée illustre cet effet de discontinuité même dans l’histoire récente: une jeune Française née dans les années 1970 et ayant appris un peu d’espagnol au lycée se retrouva dépourvue lors d’un voyage à Alicante, constatant son impossibilité à communiquer avec les locaux, tandis que son grand-père s’y faisait comprendre depuis son patois de paysan Vivarais, à partir duquel il comprenait en retour le catalan Valencien. Frontière pour l’une, échange dans un espace commun pour l’autre.