Ne plus vouloir posséder autrui (première partie)

Le silence autour des attitudes et des violences sexistes est beaucoup une question de mimétisme. Se ranger du côté hégémonique coûte moins cher.

La sordide affaire des viols de Mazan nous amène à nous interroger sur les différentes formes de prise de possession du corps des femmes par les hommes, et sur les moyens de démanteler les logiques sous-jacentes.

Les violeurs de Mazan n’allaient pas rencontrer une personne. Ils allaient utiliser un corps féminin dont la personne était niée, éteinte par la drogue. Cas extrême, mais appartenant pourtant à un vaste continuum d’attitudes qui considère la prise de possession des femmes par les hommes comme un critère normalisé (voire valorisé) de ce qui est censé constituer un homme. Dans un registre apparemment différent, le discours d’un coach en « séduction » (1) dit textuellement enseigner comment suffisamment embobiner une femme pour qu’elle finisse par ouvrir ses cuisses. Ici pas de drogue ni de viol, mais le but reste de faire tomber les défenses mentales d’une femme, de brouiller son autoprotection, pour prendre possession de son corps. « Conquête », terme issu du langage militaire et colonial.

Ce continuum d’attitudes impensées est systémique et s’installe très tôt dans les têtes de beaucoup d’adolescents. Comme le dit Morgan Noam, « tout nous prépare, nous autorise et nous encourage à nous comporter comme ça depuis notre plus jeune âge ». Entre autres la valeur donnée précocement à la quantité de filles chopées, censée assurer un statut vis-àvis des pairs. « J’avais l’impression d’être du gibier », a dit une connaissance, pour décrire ce qu’elle a ressenti du comportement des hommes de son village de Basse-Navarre aussitôt qu’elle y fut revenue après trois ans à Paris (où ce n’était pas mieux par ailleurs, juste plus anonyme). À l’inverse, pour les femmes, la quantité de mecs chopés est un critère considéré comme suspect, voire dévalorisant.

Une question de pouvoir

Dans un hôpital en Lapurdi au début des années 1990, une jeune patiente atteinte de handicap mental se retrouva enceinte, car régulièrement violée par un membre du personnel soignant qui s’occupait de sa toilette. Cette affaire fut commentée localement, j’étais alors ado et j’entendis un homme d’une cinquantaine d’années trouver des circonstances atténuantes au violeur, en disant « bé un corps ça reste un corps », signifiant par là qu’utiliser une position de contrôle pour violer une personne dépendante aurait une dimension compréhensible, car l’homme ressentait du désir. Cas extrême, mais ici aussi cas qui fait partie d’un grand continuum. Comme le dit une amie : « S’il se comporte comme un connard, c’est parce qu’il peut, c’est tout ». Avant d’être une question d’éthique personnelle, c’est une question de rapport de pouvoir, donc une question sociale.

Le coût du silence

Un bipède qui s’estime autorisé à crier « choune ! » dans un bar exprime sans honte son pouvoir d’affirmer ostensiblement une certaine vision des rapports femme-homme. Même s’il le fait « en rigolant », il pousse quand même la fenêtre d’Overton jusque là. La question est : pourquoi y est-il tacitement autorisé, pourquoi aussi peu d’hommes réagissent- ils face aux récits, attitudes ou éléments de langage qui suggèrent l’appropriation du corps des femmes par les hommes ?

Certains partagent la vision en question et se marrent avec, d’autres font semblant de la partager et se forcent un peu à rire aux blagues sexistes, d’autres gardent le silence, par lassitude ou pour ne pas être pointés du doigt par les bourrins bruyants. Car réagir face à ce qui est perçu comme hégémonique a un coût qu’il faut assumer. Mais s’en abstenir fait qu’au bout du compte celles qui portent le fardeau de ces attitudes sont laissées seules, et le fardeau leur pèse d’autant plus lourd.

Le camp des gagnants

Ce que cette vision des rapports femme-homme – et le trop grand silence associé – traduit, c’est une forme de hiérarchisation des vies, dont certaines sont considérées de moindre valeur, relevant moins du sujet et plus de l’objet. Dans ce triste jeu, l’enjeu est d’être le plus haut possible dans la pyramide, ou d’avoir en dessous de soi au moins un·e autrui chosifié·e à exploiter ou dont se moquer. Autre sujet mais dynamique semblable : Cira Crespo rapportait récemment le cas de Luis Olariaga (2), né à Gasteiz mais qui, dès qu’il fréquenta des milieux huppés de Madrid au début du siècle dernier, se mit à décrire les habitants d’Euskal Herria comme des arriérés obscurantistes adeptes de sorcellerie, alors pourtant qu’il venait lui-même de ce pays et en connaissait la réalité et les nuances. Cira Crespo nous fait remarquer qu’entre deux groupes socioculturels auxquels il pouvait s’identifier, Olariaga s’est rangé du côté des gagnants, car personne n’a vraiment envie de faire partie des perdants. Sortir de ce genre de logique implique une identification suffisamment forte à une façon d’être qui n’est pas compatible avec ces schémas de domination et de hiérarchisation. Nous en parlerons dans une seconde partie.

(1) « Le chasseur et la proie », podcast « Le Coeur sur la table », épisode 6.
(2) Cira Crespo, « Sorginen Lurra », ARGIA 2895

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