La Communauté autonome basque (CAV) débat de la principale loi de la législature. Elle porte sur le projet éducatif et linguistique en vigueur dans le système d’enseignement pour les prochaines décennies. Avec l’accord du PNV, le PSOE veut sauver la filière hispanophone A qui a tendance à disparaître de la carte scolaire.
Depuis deux ans, les partis politiques de la CAV négocient le contenu d’une loi chargée de réactualiser le système d’enseignement en place depuis la loi de 1993 qui s’appuie sur la loi euskara de 1982. Le nouveau texte devrait être adopté par le parlement de Gasteiz en décembre. PNV, PSOE, EH Bildu et Podemos semblaient s’être mis plus ou moins d’accord mais, le 3 octobre, patatras ! Les deux premiers partis apportent 26 amendements qui aboutissent à une nouvelle mouture. Podemos s’y oppose, quant à la gauche abertzale, elle est vent debout et propose 146 modifications substantielles. Pour dire leur mécontentement, les deux plate-formes Euskal eskola publikoaz et Harro topagunea, qui rassemblent différents secteurs de l’école publique en Euskadi, descendent dans la rue le 29 octobre. Essayons de clarifier les enjeux de ce conflit où derrière les formules alambiquées et techniques d’un texte juridique se cachent des enjeux très politiques qui engagent l’avenir de notre langue, de notre nation et de ses enfants.
Petit rappel : le système scolaire fonctionnant dans la CAV propose actuellement trois filières différentes. Dans la filière A, l’espagnol est la langue d’enseignement de toutes les matières ; l’euskara est enseigné, au même titre que l’anglais ou une autre langue étrangère. Dans la filière B, les différentes matières sont enseignées tantôt en espagnol, tantôt en basque. Enfin, la filière D utilise l’euskara comme langue d’enseignement ou langue « véhiculaire » et comprend un enseignement de la langue espagnole. Dans les années 80, les filières A et B furent les plus demandées par les familles, mais elles sont aujourd’hui devenues minoritaires(1). En revanche, la filière D est en constante progression, elle dépasse les 90 % à l’école maternelle et elle atteint les 70 % jusqu’au baccalauréat.
Cette évolution ne plaît pas aux formations espagnolistes hantées par une évolution à la catalane. Aussi, ils demandent une modification de la loi. Le projet en discussion semble maintenir les trois filières, mais il ne les cite pas explicitement. Il affiche la mise en oeuvre d’un système « plurilingue » ayant pour « axe » l’euskara. Selon la classification des niveaux de compétences linguistiques en vigueur, les élèves du primaire doivent atteindre le niveau B1 en basque et en espagnol. Puis, dans le secondaire, le niveau B2 et concernant une langue étrangère, le niveau B1. Chaque établissement devra élaborer son propre projet linguistique, en fonction de la réalité sociolinguistique de l’élève et de son environnement. Grâce à une grande autonomie, il pourra définir quelles sont les matières enseignées en basque, en espagnol et par exemple en anglais. Le PNV et le PSOE font des interprétations contradictoires du projet de loi et cela ne contribue ni à clarifier, ni à apaiser le débat.
Incohérences et retour en arrière
Au-delà des bonnes intentions affichées, c’est la porte ouverte à des dérives, avec un déplacement du débat de fond à l’échelle de chaque établissement, de son contexte et des motivations des enseignants, voire de leurs compétences. D’où la demande d’EH Bildu d’introduire un système d’évaluation interne et externe qui garantisse que les objectifs soient vraiment atteints. Plus globalement, la gauche abertzale plaide en faveur d’une offre généralisée d’enseignement en immersion qui permettra aux élèves d’atteindre un niveau correct, aussi bien en euskara qu’en espagnol, comme c’est le cas aujourd’hui avec la filière D.
EH Bildu participe depuis deux ans à l’élaboration du projet de loi, à la demande d’un PNV désireux de rassembler autour d’un texte crucial un accord dépassant les clivages politiques traditionnels. Le consensus a tourné court le 3 octobre avec le dépôt inattendu de 26 amendements signés par le PSOE et le PNV. Dix-sept jours plus tard, le parlement de Gasteiz débattait du projet de loi. La gauche abertzale s’est alors largement démarquée d’un texte désormais concocté par seulement deux partenaires, en raison de ses contradictions, de ses incohérences et de ses « incongruités », de l’insécurité juridique qu’il instaure et du grand flou de sa mise en oeuvre à venir. Le 21 octobre à Bilbo, EH Bildu organisait un colloque sur l’éducation, avec la participation d’experts indépendants. La formation souhaite continuer à négocier pour ne pas réduire à néant des années de travail afin d’élaborer « une loi essentielle pour la construction sociale et nationale de notre pays ». Mais grand est son souci de clarification et de cohérence, dans un contexte de judiciarisation de la vie politique. A partir d’un recours de la droite ou de l’extrême droite, un magistrat peut mettre à mal une réforme ou exiger des applications non souhaitables des textes votés, voire contraires aux intentions du législateur.
La plate-forme Harro considère que le nouveau texte « ne garantit ni l’usage ni le niveau de compétence de tous les élèves (…), en l’absence de cadre commun » clairement défini. Les « établissements scolaires qui ne vont pas promouvoir l’euskaldunisation continueront à bénéficier des financements publics », ajoute-t-elle.
S’opposer à la progression de l’enseignement en immersion
Euskalgintzaren Kontseilua, Ikastolen Elkartea (fédération des ikastola), Heize (fédération des directeurs de l’enseignement public) et les syndicats ELA, LAB et Steilas ont lancé le 20 octobre un appel afin que les partis politiques oeuvrent en faveur d’un système éducatif « garanti et clef de l’euskaldunisation des prochaines générations », le projet actuel étant « un grand pas en arrière ».
Au nom d’un vivre ensemble à développer, de la lutte contre la ségrégation, du plurilinguisme, du « caractère véhiculaire » de l’apprentissage des deux langues co-officielles et grâce à un habillage savant, le PSOE veut s’opposer à la généralisation progressive de la filière D. Cette filière correspond à un enseignement en immersion dont les socialistes ne veulent plus entendre parler, leur priorité étant de garantir l’enseignement et la connaissance de l’espagnol à un niveau élevé. Or, le PNV a besoin d’eux pour constituer une majorité qui dirige la Communauté autonome basque.
Ce type de débat se situe évidemment au coeur de la question nationale. Il désavoue tous ceux qui, au PNV ou ailleurs, considèrent que les Basques bénéficient d’un des meilleurs statuts d’autonomie de la planète. La domination du plus fort demeure et le droit des Basques à être une nation à part entière est encore loin. Dans un contexte éminemment défavorable, sauf sans doute dans le Gipuzkoa central où la pratique de l’euskara est majoritaire, seules des lois volontaristes peuvent parvenir sur la durée à regagner le terrain perdu. Ce devrait être la règle au nom de la réparation historique. Dans les sociétés démocratiques, le rôle de la loi est de protéger ou de ménager les droits du plus faible. Hier, des lois et des pratiques violemment coercitives ont imposé l’espagnol ou le français dans notre pays. Elles ne se sont pas embarrassées de plurilinguisme ou du développement d’un harmonieux vivre ensemble. Certains feignent de l’oublier. Le débat actuel dans les trois provinces est le propre d’un peuple subalterne, encore et toujours sous tutelle.
Décisions judiciaires contre l’usage de l’euskara
Le 28 septembre, le Tribunal supérieur de justice du Pays Basque a annulé plusieurs articles de la loi sur les institutions locales approuvée par la parlement de Gasteiz en 2016, ainsi qu’une partie de ses décrets d’application. Sa décision applique et va même au-delà d’un arrêt du Tribunal constitutionnel saisi par le parti d’extrême droite Vox. Désormais, dans les municipalités basques qui le souhaitent, l’euskara ne pourra plus être « la langue normale de travail et d’usage habituel dans les services ». Il est interdit aux mairies de rédiger les documents à usage interne (convocations, ordres du jour, motions, propositions d’accord, actes, etc.) uniquement en basque. Et cela au nom du respect des droits linguistiques, précise le tribunal. Dans leurs rapports avec le public, les employés ne pourront pas d’abord s’exprimer en euskara, avant que leur interlocuteur choisisse la langue à utiliser.
Qu’une loi du gouvernement autonome basque définisse les critères de l’usage prioritaire de l’euskara lorsqu’une mairie s’adresse à ses administrés est contraire à la Constitution. Un recours auprès du Tribunal suprême sera présenté par Gasteiz. Le Lehendakari Iñigo Urkullu dénonce le 20 octobre au parlement les décisions de tribunaux qui mettent à mal les efforts de normalisation de la langue basque et la judiciarisation de la vie politique. Pour protester, Euskalgintzaren kontseilua organise une manifestation nationale le 4 novembre à Bilbo.
Nos représentants élus décident sur des sujets essentiels, des magistrats venus d’ailleurs détricotent tout cela. Basques et Catalans font régulièrement cette douloureuse expérience. Cette décision judiciaire est la sixième prononcée cette année sur ce thème. Les gardiens de l’hégémonie castillane veillent au grain. L’éternel retour du même, l’espagnolisme dans toute sa splendeur, sûr de lui et dominateur. La logique coloniale est dans son ADN.
De Briscous à Lezkairu, même combat
A Iruñea, le réseau de défense de l’euskara Euskararen defentsarako sarea est descendu dans la rue le 19 octobre pour protester contre l’attitude du gouvernement socialiste de Navarre. Celui-ci fait des difficultés pour développer la filière d’enseignement D (immersion) dans la nouvelle école de Lezkairu, un quartier de la capitale. Le département de l’Éducation au gouvernement de Maria Chivite traîne des pieds, fait obstacle et occulte l’information. Professeurs et élèves du centre scolaire Virgen del Camino dénoncent qu’aucune information ne soit faite au sujet du module proposé en euskara. Dans un autre établissement, les dédoublements de classe permettant l’enseignement en euskara ne sont pas réalisés, alors que les ratios sont atteints. Quant à l’École officielle des langues d’Iruñea, seuls les groupes de basque y ont été supprimés. Les pompiers désireux de passer leurs examens dans la « Lingua Navarrorum » ont reçu une fin de non-recevoir. Ce type de refus et d’obstacles s’est déjà produit hier à Mendigorria et à Lerin. En à peine deux mois de gouvernance socialiste, cela fait beaucoup.
(1) La filière A n’existe plus que dans les grands centres urbains où vivent des fonctionnaires de l’administration espagnole (gardes civils, militaires, etc.) et où l’électorat PP et Vox est présent.