Durant les six dernières décennies, la torture fut en Hegoalde une pratique généralisée de la part des forces de police. Bien que régulièrement dénoncée, le silence qui entoure ce phénomène est pesant. Une grande enquête universitaire, un film, un réseau de victimes assistés de psychologues, tentent de rompre l’omerta. Ce silence fait écho à un autre en passe d’être brisé à travers le monde, celui imposé aux femmes victimes de violences.
« Karpeta urdinak », tel est le nom d’un documentaire d’une heure et quart réalisé par le cinéaste Ander Iriarte qui a présenté son travail le 9 octobre au festival Zinemaldia de Donostia. Il porte sur les conséquences psychologiques et physiques de la torture, la plupart du temps invisibles et à long terme. Ce film aurait été impossible à produire sans l’immense travail de recherche du médecin légiste Paco Etxeberria, numéro 2 de l’Institut basque de criminologie (Université du Pays Basque EHU-UPV). En 2017, le gouvernement autonome rendit public son travail qui parvint à répertorier 4.113 cas de tortures et de mauvais traitements dans les trois provinces, de 1960 à 2014. Ils se répartissent comme suit : 1.792 cas ont pour auteure la guardia civil, 1.785 par la policia nacional et 336 sont le fait de la Erzaintza. A cela, il faut ajouter plus de 1.500 personnes torturées en Navarre. Pour l’instant, le total s’élève à 5.667 Basques victimes de sévices. Les recherches se poursuivent et le chiffre augmente au fil des mois.
A son grand regret, le cinéaste n’est pas parvenu à recueillir le témoignage de personnes de diverses sensibilités politiques, en particulier de celles qui nient l’existence de la torture en Pays Basque ou la minimisent. Encore moins les aveux de quelque tortionnaire repenti.
L’ampleur du phénomène n’a d’égal que le silence épais qui l’entoure et l’impunité dont jouissent les forces de « sécurité » à l’origine de ces atrocités.
Le déni et la chape de plomb officielles font partie de la doxa communément imposée dans l’État espagnol. Comme en parallèle, ils font écho au rappel incessant des victimes d’ETA dont le nombre, l’identité et les hommages rendus sont ressassés à longueur de médias, de tribunaux et de cérémonies officielles. Comme pour justifier par avance la violence institutionnalisée mise en œuvre par l’appareil d’État. A cela s’ajoute un volet négationniste : il n’y aurait pas eu de guerre en Pays Basque, simplement un inexplicable « terrorisme ». Donc construire un processus de paix est inutile. Seul compte le rappel du « terrorisme » basque dans le but de plomber les revendications abertzales et de renouer avec l’union sacrée.
D’emblée et sans le dire, car comme toujours, l’adversaire s’avance masqué, appliquant en cela le vieux principe : « n’avouez jamais !» Toujours soucieux qu’il est de ne laisser aucune trace, aucun élément de preuve des sévices, pour ôter toute crédibilité aux témoignages des victimes, aussi bien hier que demain. Rappelons qu‘à l’époque des faits, la consigne dans les commissariats était de n’utiliser que des méthodes de tortures ne laissant aucune trace vérifiable. Si jamais il en subsistait, les réponses des policiers aux juges étaient toujours les mêmes : chutes dans l’escalier, automutilations, bagarres entre détenus. Du haut de la science et du droit, médecins légistes et magistrats approuvaient.
Réseau des torturés navarrais
Face à ce mur, une seconde démarche est à l’œuvre. Depuis le mois d’octobre à Iruñea, commence à fonctionner un réseau, celui des torturés navarrais. Il offre aux personnes arrêtées et torturées depuis les années 80-90 un groupe de parole, un espace « sécurisé » de dialogue et d’échanges. Cette forme de thérapie est supervisée par des psychologues et des chercheurs de l’Université du Pays Basque. Le but est de briser la loi du silence et la culpabilité des victimes. On sait que l’un de leurs drames majeurs est de se sentir coupables d’avoir été dans leur corps salis et avilis par les sévices des tortionnaires qui exigent le silence de leurs victimes. Leurs témoignages ne sont quasiment jamais entendus et reconnus par un tiers, représentant la loi, un service de police ou de justice chargé de dire le vrai. Très difficile d’aller déposer plainte auprès d’une institution qui vous perçoit d’abord comme un opposant et en qui vous n’avez aucune confiance. D’où l’enfermement des victimes dans le silence, y compris au sein de leur propre famille, avec les blocages émotionnels, les névroses graves et les résistances qui en découlent et se perpétuent, parfois d’une génération à l’autre.
Le fait que la torture ait été mise en œuvre et cautionnée par tout l’appareil d’État, n’a fait que pousser encore davantage les victimes à se taire, bien que sachant que la pratique était illégale et interdite. Tout cela fait partie de la stratégie de contrôle social et d’éradication de la rébellion basque développée dans les années 80 par l’État espagnol et son fameux plan ZEN, Zona especial norte.
Se pose aujourd’hui la question de la reconnaissance et de la réparation de la part de l’État qui devrait contribuer à identifier les responsables des tortures et détailler le mécanisme institutionnel qui aboutit à ces pratiques indignes. Nous en sommes extraordinairement loin.
Ni commission d’enquête, ni justice transitionnelle
En toile de fond, la mise à jour d’une autre histoire du Pays Basque est encore à faire, avec la nécessité de montrer le contexte historique des violences de l’appareil d’État confronté à une lutte de libération nationale. Falsifications historiques voire révisionnisme, tiennent toujours le haut du pavé, dans la plupart des médias, comme dans l’enseignement. Monuments, centres à la mémoire des victimes du « terrorisme », manifestations diverses, acharnement judiciaire, s’inscrivent dans cette guerre idéologique et historique menée par les vainqueurs.
L’État espagnol commence avec difficulté et au gré des majorités aléatoires qui le dirigent, à reconnaître les victimes du franquisme, donc tout ce qui s’est passé avant 1975. Pour la période postérieure à la mort du dictateur, c’est silence radio et déni. La justice transitionnelle ou les commissions d’enquête justice et vérité, telles qu’elles existent dans plusieurs pays d’Amérique du Sud, ne sont pas à l’ordre du jour en Espagne. Seuls les presos d’ETA sont obligés par les juges de demander pardon à leurs victimes, en échange de meilleures conditions d’incarcération ou de l’octroi d’une liberté conditionnelle. Le tout assorti de séances de rééducation, avec à la clef des magistrats chargés d’évaluer la sincérité de leur repentir. En revanche, nous sommes à la veille de voir un tortionnaire espagnol se repentir, demander pardon à ses victimes.
Lorsqu’il sort de prison, et suite à un chantage politique, un preso n’a plus droit à un hommage public de la part de ses amis. Là encore, l’État exige la loi du silence et conforte la culpabilité du militant basque en le réduisant à un délinquant de droit commun, sans foi ni loi. Même après la case prison, pas question de rappeler que les délits et les crimes commis s’inscrivent dans le combat séculaire d’un peuple pour sa liberté : cela doit d’abord être tu, il est impératif de tout déconnecter de son contexte. Ceux qui osent prendre la parole seront marginalisés, être le moins audibles possible. Quant à rappeler les tortures subies au moment des arrestations, cela ne suscite en Espagne que haussements d’épaules.
Ils paradent en toute impunité
Ce silence des victimes de tortures, leur difficulté à être entendues et reconnues par la police et la justice, font penser à la situation des femmes victimes de viols ou de violences sexuelles machistes. Ce n’est que très récemment que leur parole est prise en compte grâce à l’immense mouvement de dénonciation à l’œuvre actuellement. Le parallèle entre victimes de viols et victimes de tortures est assez saisissant, avec les phénomènes de sidération pendant et après les violences subies ; avec le refus d’être sérieusement écoutées, de rendre crédibles leurs récits de la part des hommes de loi auprès desquels elles viennent se plaindre ; avec la difficulté d’apporter des éléments de preuve ; avec le soupçon que finalement cette femme l’a un peu cherché du fait de son comportement suspect, comme le militant basque soupçonné de « terrorisme » qui a bien cherché ce qui lui arrive et n’a dans le fond que ce qu’il mérite ; avec les bleus de la femme battue qui ne doit son état qu’à une malencontreuse chute dans l’escalier ; avec la nécessité d’oublier pour survivre après de telles épreuves ; avec l’enkystement névrotique dans le silence et l’oubli volontaire pour survivre ; avec les conséquences physiques et psychologiques, la résurgence brutale des souvenirs plusieurs années après. Même honte, même omerta.
Grâce au combat déterminé des femmes, les choses changent peu à peu. Pour les victimes de tortures en Pays Basque, nous démarrons à peine. Nous en sommes toujours au pot de terre contre le pot de fer. Les procédures de condamnation des tortionnaires sont en nombre infime et légion sont les classements des dossiers pour non lieu. Les rares policiers condamnés ont toujours bénéficié de remises de peine quasi immédiates, puis de promotions rapides et de décorations de la part de leur hiérarchie.
Dans l’imagerie populaire du Pays Basque, le tricorne du garde civil est assimilé à celui du tortionnaire. Lorsqu’on l’aperçoit, reçu officiellement et paradant en Iparralde ou ailleurs, l’impression est pour le moins étrange. Elle nous fait froid dans le dos, elle nous choque. Comme celle de voir une personnalité connue accusée de violences sexuelles, parader en toute impunité sur la place publique.
Pour en savoir plus :
Elkarrizketa Ander Iriarterekin :
Le rapport du Dr Paco Etxeberria en 2014 :
https://www.naiz.eus/media/asset_publics/resources/000/464/795/original/20171218-informe-tortura-lakua.pdfLe témoignage de l’intellectuel basque Joan Mari Torrealdai dans Enbata :
Le dossier de Mikel Zabalza, mort sous la torture
https://www.enbata.info/articles/le-gouvernement-espagnol-refuse-de-reouvrir-le-dossier-de-mikel-zabalza-mort-sous-la-torture/