En 2008, 75% des électeurs du Groenland approuvaient par référendum un projet d’autonomie renforcée et l’indépendance pourrait être obtenue avant 2021, date du 300e anniversaire de la colonisation de l’île par le Danemark. A première vue, ce processus est une victoire pour les Inuits (88% de la population), et une grande leçon de démocratie de la part du Danemark qui accepte de se séparer en douceur d’un immense territoire dont l’intérêt stratégique a peu d’équivalents sur la planète. Il existe malheureusement une grille de lecture bien différente…
Rappelons tout d’abord l’importance de cette île gigantesque (4 fois la France) mais très peu peuplée (57.000 habitants). Depuis la deuxième guerre mondiale, elle joue un rôle majeur dans le dispositif de défense américain. La base de Thulé, ouverte en 1951, et dont l’effectif a dépassé par moments le quart de la population totale de l’île, est aujourd’hui une pièce maîtresse du «bouclier antimissile» américain. Depuis peu, le réchauffement climatique ouvre par ailleurs de nouvelles perspectives et autant de convoitises. La fonte de la banquise devrait par exemple permettre d’ouvrir prochainement de nouvelles routes maritimes réduisant de 9.000 Km les trajets entre l’Europe et l’Asie. Elle rend également accessibles d’immenses ri-chesses pétrolières et minières —le quart des ressources gazières et pétrolières de la planète se situerait en effet au nord du cercle polaire. Je renvoie le lecteur intéressé par ces aspects au livre de R. Labévière et F. Thual, «La bataille du grand Nord a commencé», et sur lequel cette chronique s’appuie en grande partie.
Ménage à trois
Si le Groenland est un tel Eldorado, pourquoi le Danemark accepte-t-il de s’en séparer aussi facilement? L’explication vient bien sûr de sa taille. La délimitation des eaux territoriales correspondant à ces territoires auparavant inconnus ou oubliés n’est pas très claire; c’est aussi et surtout le cas des ZEE (zones économiques exclusives, sur lesquelles l’Etat côtier a des droits souverains d’exploration et d’exploitation). Ce flou du droit international entraîne d’âpres luttes entre les Etats dits possessionnés. En août 2007, la Russie n’a pas hésité à aller planter un drapeau sur la dorsale de Lomonossov, par 4.500m de profondeur, pour en revendiquer la propriété, alors qu’au nom d’arguments géologiques, le Canada et le Groenland y ont aussi des vues. Selon l’expression de Labévière et Thual, «l’année 2007 aura marqué l’inauguration d’une géodésie du culot et de l’onirisme au service d’intérêts économiques et géopolitiques». Pour s’approprier une part du gâteau arctique, il faut donc avoir les moyens de ses revendications! Or, de toute évidence, ni le Canada ni le Groenland ne les ont. Contrairement à son voisin, ce dernier ne semble cependant pas décidé à se lancer dans une course à l’armement coûteuse et à l’issue incertaine au vu des forces américaines et russes en présence.
En cédant le Groenland, le Danemark se débarrasse bien sûr de cette contrainte logistique, sinon militaire, mais il ne renonce pas pour autant aux bénéfices juteux que les pays arctiques espèrent tirer du réchauffement climatique. S’il arrive à négocier un divorce à l’amiable avec le Groenland, le Danemark sera en effet associé au développement économique de ce dernier. En fait, davantage qu’un divorce, c’est le scénario d’un ménage à trois qui se profile. Les USA n’ont en effet jamais fait mystère de leurs vues sur l’île qu’ils ont tenté à plusieurs reprises d’acheter au Danemark; l’indépendance pourrait leur permettre d’avoir enfin gain de cause. Outre sa présence militaire très forte, l’attitude de Washington est motivée par l’espoir de voir le Groenland indépendant tomber dans son orbite, sur le modèle des archipels de Micronésie. Cela lui permettrait de jouer un rôle majeur en arctique (et accessoirement en Europe!).
Exploitation tous azimuts
Les prémices de l’exploitation tous azimuts des richesses du Groenland semblent conforter cette hypothèse. L’entreprise Alcoa envisage en effet d’y installer une usine d’aluminium (pour traiter du minerai provenant d’Afrique!) dont la démesure aura pour conséquence de placer le Groenland sous tutelle. A titre d’exemple, la consommation en électricité de cette seule usine sera 20 fois supérieure à la consommation totale de la capitale où résident plus du quart de la population.
Le risque de déculturation est donc grand pour les Inuits qui vont se retrouver confrontés à un afflux de main d’œuvre et dont le mode de vie pourrait périr sous les assauts conjugués du réchauffement climatique et des pollutions pétrolières, chimiques et nucléaires (une bombe H endommagée de 1,1 mégatonne gît déjà au large de Thulé). Les effets sinistres de cette déculturation se font déjà sentir: alcoolisme, suicide (30% de la mortalité, contre 2% en France par exemple), etc. Si l’indépendance ne s’accompagne pas d’une remise en cause de ce modèle de développement de l’Arctique, il n’y a donc guère de raison de s’en réjouir.