
Abdullah Öcalan, leader du PKK, a appelé à la fin de la lutte armée et à la dissolution de son mouvement, marquant un tournant dans le conflit avec la Turquie. Cet appel intervient dans un contexte politique complexe, entre tensions internes en Turquie et enjeux en Syrie.
« Je lance un appel à déposer les armes, et je prends la responsabilité historique de cet appel. […] Tous les groupes doivent déposer les armes, et le PKK [Parti des Travailleurs du Kurdistan] doit se dissoudre », a ordonné Abdullah Öcalan le 27 février dernier, depuis la prison où il est enfermé depuis 1999. Le fondateur et chef du PKK entend donc tourner la page d’une lutte armée contre la Turquie commencée en 1984, et qui a fait plus de 40 000 victimes. Cette annonce historique est l’aboutissement de négociations menées alors que l’un des partenaires clés du dossier, la Syrie, était en plein chaos. Elle va maintenant devoir se concrétiser dans un pays plongé dans une crise politique majeure à la suite de l’arrestation de l’un des principaux rivaux politiques du Président turc Recep Tayyip Erdogan.
2013-2015 : le précédent processus de paix entre le PKK et la Turquie
Le précédent processus de paix entre le PKK et la Turquie avait eu lieu entre 2013 et 2015, dans le sillage de la guerre civile syrienne commencée en 2011. Les forces armées du régime s’étaient concentrées dans les zones de combat avec les rebelles sunnites, laissant de fait le Kurdistan de Syrie aux mains des forces kurdes. Erdogan, qui voyait d’un très mauvais œil la constitution d’une autonomie kurde en Syrie, avait accepté des négociations avec Öcalan en espérant pouvoir convaincre les Kurdes de Syrie de combattre les forces d’Assad aux côtés des rebelles. Cela les aurait forcés à abandonner les territoires sous leur contrôle. D’un point de vue plus personnel, il espérait gagner ainsi le soutien électoral des Kurdes de Turquie pour son projet de renforcement des pouvoirs présidentiels.
Dans le cadre de ce processus, Öcalan avait déjà appelé, en 2013, à la fin de la lutte armée. Le PKK avait obéi en retirant toutes ses forces en Irak et Erdogan annonça des avancées concrètes. Les forces kurdes de Syrie refusèrent cependant d’abandonner le contrôle de leur territoire et la principale coalition kurde de Turquie s’opposa à la réforme présidentielle d’Erdogan. En 2015, après deux ans et demi de cessez-le-feu, c’en était fini du processus de paix. Erdogan conclut alors une alliance politique avec Deviet Bahceli, le leader de la formation du Parti d’action nationaliste (MHP, extrême droite), un anti kurde notoire qui tenait absolument à exécuter Öcalan. Le Président turc se lança ensuite dans une répression à tout crin contre les Kurdes, emprisonnant des milliers de membres du principal parti kurde, dont son très populaire leader Selahattin Demirtas.
C’est curieusement Deviet Bahceli qui a officiellement lancé le nouveau cycle de négociations en déclarant en octobre dernier qu’Öcalan pourrait être libéré s’il annonçait la dissolution du PKK, et en serrant la main à des parlementaires kurdes alors qu’il refusait jusqu’alors de les approcher. En déclarant qu’il voyait là « une fenêtre d’opportunité historique », Erdogan confirmait que cette initiative avait été mûrement réfléchie.
Ce revirement s’explique en grande partie par des raisons électoralistes. Erdogan s’est en effet retrouvé en difficulté aux élections municipales de mars dernier : pour la première fois, son parti s’est incliné devant le principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), qui a bénéficié du vote de nombreux électeurs kurdes. Or, Erdogan a besoin de rassembler des soutiens pour son projet de réforme constitutionnelle visant à l’autoriser à se présenter en 2028 pour un troisième mandat.
« Erdogan a besoin de rassembler des soutiens pour son projet de réforme constitutionnelle visant à l’autoriser à se présenter en 2028 pour un troisième mandat. »
L’enjeu pour lui est de récupérer au moins une partie des voix kurdes sans perdre le soutien des nationalistes d’extrême droite. Il espère que le nouveau processus lui permettra de gagner sur les deux tableaux : en cas de succès, l’extrême droite pourrait se targuer d’avoir obtenu la fin du PKK, et les Kurdes se réjouir de la libération d’Öcalan et de nombreux politiques dont Demirtas. Ce dernier soutient d’ailleurs pleinement le processus actuel : « A partir de maintenant, aucun Kurde ne sera l’ennemi de l’État où il vit, ni de la Turquie. Un État aussi grand et fort que la Turquie sera, en fait, l’État de tous les Kurdes », a-t-il déclaré.
Le problème de l’autonomie des Kurdes de Syrie demeure cependant entier. Les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) qui administrent cette autonomie sont largement dominées par les Unités de protection du peuple (YPG, proches du PKK) et Öcalan ne les a pas mentionnées dans son appel à rendre les armes. Mazloum Kobane, commandant en chef des FDS, a tenu à le préciser : « Pour que les choses soient claires, cela ne concerne que le PKK et ne nous concerne absolument pas nous, en Syrie ». Dans une interview à Al Monitor, il rajoute : « Si l’élimination de notre statut ici, au nord-est de la Syrie, est l’objet des négociations de paix, elles échoueront ».
La forte pression du président turc sur le PKK
Pour obtenir gain de cause, Erdogan avance dans ces négociations en maintenant une forte pression sur le PKK, qu’il sait militairement en difficulté : « Je peux dire sans me tromper que le temps est compté pour le PKK et ses extensions ; le cercle se referme. La fin de la route est en vue ». La répression qui s’abat sur les politiciens et activistes kurdes en Turquie est féroce. On compte des centaines d’arrestations, et neuf maires ont été limogés sur des accusations d’appartenance au PKK. Même un maire du CHP a été arrêté en octobre sous de telles accusations, une première. La pression ne s’est pas relâchée après la réponse du PKK à l’appel d’Öcalan, le 1er mars : « Afin de répondre à l’appel d’Öcalan pour la paix et une société démocratique, nous déclarons un cessez-le-feu effectif à partir d’aujourd’hui ». Insuffisant pour le Ministre de la défense turc pour qui le PKK « doit immédiatement se dissoudre et rendre les armes de manière inconditionnelle ».
« Le gouvernement régional du Kurdistan (GRK) qui administre le Kurdistan d’Irak, a promis d’accueillir sur son sol des cadres du PKK dont la situation ne serait pas régularisée en Turquie. »
Le gouvernement régional du Kurdistan (GRK) qui administre le Kurdistan d’Irak, tente de son côté de soutenir le processus en cours. Il a promis d’accueillir sur son sol des cadres du PKK dont la situation ne serait pas régularisée en Turquie. Il fait également pression sur les FDS pour qu’elles acceptent un compromis avec l’ancien rebelle djihadiste Ahmed al-Charaa, devenu président par intérim de la Syrie ; mieux vaut selon le GRK accepter un compromis décevant que de risquer de tout perdre si Trump décide de retirer les 2 000 militaires américains stationnés dans la zone tenue par les Kurdes, et qui sont pour eux un gage de sécurité indéniable… ce qui n’empêche pas la Turquie de continuer à bombarder les zones tenues par les FDS, faisant de nombreuses victimes civiles.
Chez les Kurdes de Syrie…
Devenue l’acteur étatique le plus influent en Syrie avec la chute d’Assad et l’arrivée au pouvoir des islamistes de Hayat Tahrir al-Cham (HTC) emmenés par al-Charaa, la Turquie a évidemment cherché à contrer l’influence des FDS. Sous la pression turque, le nouvel homme fort de Syrie a vite écarté toute forme d’autonomie politique pour les Kurdes et a repris l’exigence turque que les forces kurdes intègrent l’armée syrienne, mais en tant qu’individus, alors que Mazloum Kobane exige qu’elles constituent une composante séparée de l’armée syrienne. Ahmed al-Charaa souhaite aussi reprendre le contrôle des zones pétrolifères contrôlées par les Kurdes, ainsi que des prisons où sont enfermés des milliers de combattants de l’État islamique.

Dans ce contexte, beaucoup ont été surpris par la signature le 11 mars dernier d’un accord en 8 points entre al-Charaa et Kobane, qui accorde à la minorité kurde syrienne des pleins droits constitutionnels. Le texte est beaucoup plus favorable aux Kurdes que la position adoptée jusqu’alors par al-Charaa, lequel n’a évidemment pas signé sans l’aval d’Ankara. Pourquoi la Turquie a-t-elle brutalement assoupli sa position ? La raison principale est probablement l’horrible déchaînement de violence qui s’est abattu début mars contre la minorité alaouite en Syrie. Le passé djihadiste du HTC s’est brutalement rappelé à ses soutiens internationaux, et aux Européens en premier chef ; ils ont donc exigé des garanties pour les minorités et notamment pour les Kurdes qui avaient été en première ligne pour combattre l’État islamique. De leur côté, plusieurs pays arabes (Arabie Saoudite, Émirats Arabes Unis, Jordanie et Égypte) prennent ombrage de l’influence de la Turquie en Syrie et cherchent à la limiter : ils ne veulent pas qu’après l’affaiblissement de l’Iran, un autre acteur non arabe, proche qui plus est des Frères musulmans, accroisse son emprise sur la Syrie.
« Pour le vice-président du DEM, principal parti prokurde et troisième force politique au parlement turc, ‘le gouvernement entraîne le pays dans un bouleversement violent en muselant l’opposition’. »
Puisque le dossier syrien est le principal obstacle au succès d’un processus de paix entre le PKK et la Turquie, l’accord qui vient d’être obtenu incite à l’optimisme. En revanche, la situation quasi insurrectionnelle qui règne en Turquie depuis l’arrestation du maire d’Istanbul, investi par le CHP pour les présidentielles de 2028, est là pour le tempérer. Pour le vice-président du DEM, principal parti pro-kurde et troisième force politique au parlement turc, « le gouvernement entraîne le pays dans un bouleversement violent en muselant l’opposition ». Comment imaginer que le DEM accepte de soutenir Erdogan dans sa dérive autocratique ? La situation actuelle fait étrangement écho à celle de 2013. L’amorce d’un nouveau processus de paix avait alors coïncidé avec le vaste mouvement de contestation du parc Gezi ; l’un comme l’autre avaient finalement fait long feu. Qu’en sera-t-il cette fois-ci ?