Une loi sur le logement n’en finit plus d’être débattue à Madrid. Au-delà de son application et de ses résultats attendus l’année prochaine, elle montre l’ampleur des mesures possibles, si la volonté politique est au rendez-vous. Mais aussi les obstacles.
La question du logement relève de la compétence des communautés autonomes. Le problème se pose aux populations de façon aiguë, dans les zones côtières de la péninsule, très exposées à la pression touristique. Aussi, l’État et les partis politiques qui le dirigent s’en sont emparés. Ils proposent des solutions. Le débat est intense, sur fond de rivalités, de pression des lobbys et d’intérêts politiques. Nous n’entrerons pas ici dans le détail de ces péripéties. Pour le lecteur d’Iparralde où ces questions suscitent aussi le débat, il s’agira de montrer comment, à deux pas de chez nous, les acteurs tentent d’avancer.
Au parlement espagnol, deux projets de loi se complètent et se confrontent. Le premier est porté par la coalition Podemos qui en a fait son cheval de bataille. Historiquement, cette jeune formation est en partie issue des mouvements anti-expulsions de logements. Pendant des années, de nombreuses familles rencontrant d’immenses difficultés à payer leurs loyers, se sont retrouvées à la rue du jour au lendemain. Le second texte est proposé par le PSOE. Les deux formations sont au pouvoir.
Sous le régime de la droite, le PP avait été contraint en dernière minute et face aux échéances électorales, il prit en 2019 un décret qui augmentait la durée des baux. On revenait de loin, en 2013, Mariano Rajoy les avait réduit à trois ans. Mais la question de fond n’était toujours pas réglée : comment freiner la hausse des prix des loyers ? L’arrivée du PSOE et de Podemos au pouvoir début 2020 enclenchait alors un débat difficile où une plate-forme de 120 organisations de la société civile a tenté de faire entendre sa voix.
Brider les hausses
Pour la future loi sur le logement, la principale proposition du PSOE porte sur la régulation du montant des loyers par le biais de mesures fiscales incitatives pour mettre des locations sur le marché. Actuellement, les réductions d’impôt sont de l’ordre de 60 % pour tous les baux. Les socialistes proposent de les réduire à 50 % dans l’ensemble du parc et de les hausser à 70 % sous certaines conditions, locations à de jeunes, par exemple. Et 60 % en cas de travaux de réhabilitation lord des deux années précédant la signature du bail. Dans les « zones tendues » où la crise est la plus forte, si le propriétaire accepte une baisse de 5 % du loyer, la réduction fiscale atteindra 90 %. Les nouveaux logements loués pour la première fois ou revenant sur le marché après une longue interruption, bénéficient d’une réduction fiscale de 70 %.
La proposition de Podemos est autre. Il souhaite que les hausses de loyers soient limitées. Dans les « zones tendues », un prix de référence sera défini, le montant de tous les loyers situé en-deça sera gelé. Ceux situés au dessus seront revus à la baisse. Les hausses pourront être envisagées dans la limite de 2,5 % et calculées selon une « méthodologie objective » (état et entretien du bâtiment, accessibilité, bilan énergétique, proximité des transports et des services publics, etc.). Le calcul prendra en compte le montant des charges pour éviter que le propriétaire camoufle par ce biais une augmentation de loyer.
Les « zones tendues »sont celles où ont eu lieu les plus fortes hausses de loyer ces dernières années. La définition de leur périmètre est du ressort des autonomies, mais en corrélation avec l’État. Deux critères seront pris en compte : que le montant des dépenses pour se loger dépasse de 30 % le revenu moyen des ménages ; que ces dépenses de logement aient augmenté de plus de cinq points par rapport à l’inflation durant cinq ans, dans la communauté autonome en question. Selon ces critères, la zone sera déclarée sous tension pour une durée de trois ans renouvelables.
Podemos souhaite obliger les grands propriétaires fonciers à transformer 30 % de leurs biens en logement social. Un désaccord subsiste entre PSOE et Podemos quant à la définition de grand propriétaire foncier : 10 ou 5 immeubles urbains ? Superficie supérieure à 1500 m² ? Au moins 1 % du parc locatif dans la zone sous tension ?
150 % d’augmentation fiscale
Les logements vides. Dans les îles Baléares, le pouvoir autonome permet d’exiger leur mise en location. Podemos demande une augmentation de 50 % de l’impôt foncier concernant ces logements. Le PSOE demande une surtaxe s’appliquant seulement sur les biens vides depuis deux ans sans motif valable. En sont exclus les résidences secondaires ou le fait d’avoir quitté le logement pour des raisons professionnelles. Finalement, dans le projet de loi d’octobre 2021, l’augmentation de la fiscalité sur un logement vide depuis dix ans, pourra subir jusqu’à 150 % d’augmentation, le montant étant décidé à l’échelon municipal. La mesure ne sera appliquée qu’aux propriétaires de quatre immeubles et plus.
La principale pomme de discorde entre PSOE et Podemos réside dans le choix entre deux mesures : soit une mesure fiscale incitative, soit limiter la hausse des prix des loyers de façon obligatoire. Au regard d’autres expériences en Europe, les socialistes considèrent que la seconde mesure n’est guère efficace, elle pose des problèmes juridiques pour sa mise en œuvre et que l’on ne dispose pas de suffisamment de recul pour évaluer son efficacité. Podemos pense le contraire au regard des pratiques de nombreux pays européens : les prix n’ont pas baissé, mais la hausse a été freiné.
120 organismes de la société civile font pression
Actuellement, la loi espagnole sur les baux urbains interdit d’augmenter de façon aléatoire le loyer durant le bail, son montant est indexé sur l’inflation. Lorsqu’un nouveau bail est signé, le loyer peut être augmenter « librement ». Sur ce dernier point, Podemos demande une modification légale.
En septembre 2021, 120 organismes ou associations issus de la société civile considèrent que le projet des socialistes est nettement insuffisant et inefficace. Ils ont donc élaboré un projet de loi alternatif garantissant le droit au logement. Ce texte prévoit une forte régulation des hausses de loyer et l’interdiction des expulsions des personnes vulnérables. Il sera applicable immédiatement et non pas après un moratoire de 18 mois comme le demandent les lobbys de propriétaires. Un tel délai permettrait aux grandes sociétés de gestion immobilière de rechercher des failles juridiques et de s’organiser pour contourner la nouvelle réglementation.
Ce projet de loi est soutenu au parlement par Podemos ERC, EH Bildu, Junts, CUP, Nueva Canarias et les abertzale galiciens de BNG. Le PSOE, en alliance avec le PP, Vox et Ciudadanos, a refusé l’examen du texte. Les syndicats de salariés UGT et CCOO, ainsi que le Sindicat de Logateres de Barcelona ont manifeste leur désaccord à l’égard des socialistes en manifestant devant le parlement. Tous ont critiqué durement le grand écart auquel se livre Podemos qui soutient le projet de loi des associations et « en même temps » votera en faveur du texte de loi socialiste.
Le conseil des ministres a approuvé fin octobre 2021 un projet de loi sur le logement en zones tendues. Il permettra aux propriétaires d’éviter le gel des loyers s’ils acceptent de signer des baux d’au moins dix ans. Cette loi est assortie d’un système complexe de calculs du montant des loyers sans dépasser celui de l’inflation. Il intègre les efforts consentis par le propriétaire en matière énergétique ou d’accessibilité. Un système particulier de gel des loyers ou de faible augmentation s’appliquera aux grands propriétaires (entreprises ou particuliers détenteurs de plus de dix immeubles résidentiels urbains ou de plus de 1500 m²). Une aide mensuelle directe de 250 euros sera attribuée pendant deux ans aux locataires ayant entre 18 et 35 ans (environ 5,5 millions de personnes). Il sera désormais interdit de vendre des logements sociaux à des organismes privés. On se souvient que le gouvernement de droite et la mairie PP de Madrid s’étaient livrés à des ventes de logements sociaux à de gros fonds d’investissements spéculatifs dits « fonds vautours ».
Le droit de propriété étatisé
Cette loi devrait être mise en œuvre au second semestre 2022. Mais patatras ! Le 14 janvier, le Conseil général du pouvoir judiciaire (CGPJ) rejette le projet de loi socialiste. Cette instance est entre les mains de la droite, le mandat de plusieurs de ses membres est caduc depuis trois ans, mais leurs successeurs ne sont pas nommés, faute d’accord entre la droite et la gauche. Au sein du CGPJ, nombreux sont ceux qui pensent que le texte « étatise le droit de propriété privée » et brille par ses imprécisions sur « les moyens utilisés pour mettre sous tutelle le droit au logement ». Le texte de loi serait anticonstitutionnel, il empiète sur les compétences des autonomies. Ce dernier argument soulevé par le PNV a reçu le soutien du PP. Enfin les mesures envisagées dans le projet manqueraient de justifications suffisantes et l’évaluation de leurs résultats demeuraient empiriques.
Ce pouvoir exorbitant des juges qui, du haut de leur Olympe, limitent le pouvoir législatif de chambres élues, est récurrent d’un bout à l’autre de la planète. On se souvient comment le nouveau texte du statut d’autonomie catalan fut vidé d’une bonne part de son contenu, alors qu’il avait été approuvé par les parlements, les gouvernements et un référendum. En France, la censure de la loi Molac est dans toutes les mémoires. La Cour suprême n’est pas en reste en Espagne. Le 20 janvier, elle vient de casser une décision de la Generalitat catalane qui interdisait à Airbnb la publication d’annonces de locations illégales parce que non enregistrées. Voici un an, cette même cour avait pris une décision identique en faveur de HomeAway.
Il y a décidément « quelque chose de pourri au royaume » d’Espagne.