Michel Feltin-Palas (Infolettre, « Sur le bout des langues », L’Express)
S’il est parfois employé sans mauvaise intention, ce terme sert principalement à discréditer les langues privées de statut officiel. Mieux vaut pour cette raison ne pas l’utiliser.
On le sait notamment depuis George Orwell et son célèbre roman 1984 : qui veut contrôler la pensée contrôle d’abord les mots servant à l’exprimer. Aussi est-il utile de se pencher sur un terme qui a joué un rôle décisif dans le sort des langues régionales en France : patois.
Commençons par l’étymologie. Selon le très sérieux Dictionnaire historique de la langue française des éditions Le Robert, celui-ci trouverait son origine dans l’ancien français patoier « agiter les mains, gesticuler (pour se faire comprendre comme les sourds-muets) ». Une autre hypothèse a été avancée par le grammairien du XVIIe siècle Gilles Ménage. Lui renvoyait à la formule latine patrius sermo, soit « la langue des pères », celle que l’on apprend oralement en famille, mais que l’on n’écrit pas. Patrius aurait ensuite évolué en patrois, puis en patois.
Une chose est certaine : ce vocable n’a rien de neutre. « Au Moyen Age, patois désignait toutes les autres langues. C’est à partir de la fin du XVIe siècle qu’il va se spécialiser. Alors que les idiomes des pays étrangers sont désignés par leur nom – l’italien, l’anglais, l’allemand – on réserve patois aux langues des Provinciaux », souligne Gilles Couffignal, maître de conférences en histoire de la langue à la Sorbonne. Dans la première édition de son Dictionnaire, en 1694, l’Académie française écrit ainsi : « Langage rustique, grossier comme est celuy d’un païsan, ou du bas peuple. » Même a priori chez Diderot, dans l’Encyclopédie, où l’on peut lire : « Patois. Langage corrompu tel qu’il se parle presque dans toutes les provinces : chacune a son patois […]. On ne parle la langue que dans la capitale. »
Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que cette vision commence à être remise en cause. Après avoir étudié le sujet avec un peu de rigueur, les linguistes en arrivent à une conclusion implacable : il est scientifiquement impossible d’utiliser le même mot pour désigner des langues d’origine celtique (le breton), germanique (le flamand, le platt), latine (le picard, le gallo, le gascon, le provençal, le catalan, le corse, etc) sans oublier le basque, que l’on ne peut rattacher à aucune de ces familles.
Les prétendus patois seraient donc de véritables langues n’ayant simplement pas la chance de bénéficier d’un statut officiel ? L’argument ne plaît pas à tout le monde. Soucieux de justifier l’unité du pays et la prééminence du français à l’école, un autre groupe de linguistes aux penchants nationalistes allume un contre-feu. Parmi eux : « Gaston Paris et Paul Meyer, définissent alors les patois comme les « évolutions naturelles du latin » », indique Gilles Couffignal. Une théorie qui se heurte toutefois à deux nouvelles difficultés. La première est qu’elle ne résout pas la question des langues de France non issues du latin. La seconde est qu’elle conduit en bonne logique à classer le français comme l’un de ces patois, puisque lui-même est issu du latin. Pensée sacrilège !
Gaston Paris (le bien nommé) sort alors de son chapeau le « francien », prétendu dialecte parlé anciennement en Ile-de-France, lequel, dit-il, aurait fini par l’emporter sur les autres langues d’oïl. Pur artifice, là encore. « Qu’est-ce qui a présidé à l’invention du francien ? C’est le fait de grammairiens républicains ou proches de la République, et jacobins, souligne le linguiste Bernard Cerquiglini. Leur vision est celle d’un pouvoir central fort qui, par le moyen de l’école, diffuse sa langue comme l’idéal républicain dans les provinces, voire les colonies. »
Malgré la faiblesse de son argumentation, Gaston Paris parvient pourtant à imposer ses vues. Il faudra attendre la montée des revendications régionalistes, dans la seconde partie du XXe siècle, pour qu’un autre discours émerge peu à peu. Les défenseurs des langues minoritaires refusent l’étiquette infamante de « patois » et finissent par obtenir gain de cause. Très symboliquement, depuis 2001, une délégation du ministère de la Culture s’occupe du français et des « langues de France ».
Hélas… Chassé des textes officiels, le mot reste en usage dans les représentations collectives, y compris chez certains locuteurs, qui reprennent à leur compte le terme dont les représentants de l’Etat – notamment les instituteurs – ont toujours désigné leur langue. « Pour eux, patois renvoie à leur manière intime de s’exprimer, à la langue des sentiments profonds », relève Gilles Couffignal. Il ne s’agit surtout pas de les en blâmer, mais cette attitude relève typiquement du « complexe du colonisé » , c’est-à-dire une situation où les dominés adoptent les codes du dominant, faute de « conscientisation », comme on disait naguère.
Soyons honnêtes. Il existe une dernière acception de ce terme. Purement technique, elle consiste à décrire la variation locale d’une langue, sans connotation péjorative aucune. « Un patois, écrit ainsi la linguiste Henriette Walter, est une langue à part entière, qui se parle dans une aire géographique limitée et qui a connu une évolution légèrement différente de celle des patois voisins. »
Cette approche ne m’a cependant jamais convaincu pour une raison très simple : si l’on adopte cette terminologie, l’on devrait, en toute rigueur, l’appliquer à tous les idiomes de la planète qui diffèrent peu les uns des autres. Evoquer par exemple les patois français de Belgique, du Québec ou… de Paris; ou encore affirmer que Shakespeare utilisait le patois britannique de l’anglais tandis que Faulkner écrivait en patois américain. Or il se trouve qu’on ne le fait jamais, ce vocable étant exclusivement réservé à nos pauvres langues régionales. Conclusion ? Patois est à langue ce que « youpin » est à juif ou « pédale » à homosexuel : un terme dont la vocation est de rejoindre le cimetière des mots à bannir de l’usage courant.
super cet article !!!!
Milesker
Je confirme qu’au milieu du XXème siècle les enseignants enseignaient aux enfants que leur langue était un patois, une forme dégénérée de la langue française. Une conversation avec une vieille tante il y a de cela une dizaine d’années me l’avait fait comprendre. D’autant que la tante en question était encore partisane de cette conception, qui trouvait son origine dans le conditionnement nationaliste français. J’étais triste pour elle.