Qu’est-ce que la glottophobie ?

Philippe Blanchet (1), professeur de sociolinguistique à l’université Rennes 2, travaille sur les  discriminations dues aux langages. Il est l’inventeur du concept de glottophobie. Littéralement : peur (phobie) de la langue (glotto).
Philippe Blanchet, professeur de sociolinguistique à l’université Rennes 2, travaille sur les discriminations dues aux langages. Il est l’inventeur du concept de glottophobie. Littéralement : peur (phobie) de la langue (glotto).

Philippe Blanchet (1), professeur de sociolinguistique à l’université Rennes 2, travaille sur les  discriminations dues aux langages. Il est l’inventeur du concept de glottophobie. Littéralement : peur (phobie) de la langue (glotto). Il a accepté de le présenter brièvement dans cet article qu’Enbata.Info reproduit.

La glottophobie : discriminations à prétexte  linguistique

Il faut commencer par un constat : tous les textes  juridiques internationaux de protection des droits  humains et de protection contre les discriminations, dont plusieurs ratifiés et donc applicables  par la France et la Belgique, considèrent les droits  linguistiques comme des droits fondamentaux et  l’empêchement d’utiliser sa langue / l’obligation  d’en utiliser une autre pour accéder à ses droits  comme une discrimination interdite et condamnée.

Discriminer, c’est traiter des personnes de façon  différente en s’appuyant sur un critère arbitraire,  injuste, illégitime, donc parfois illégal. Je prendrai  ici surtout l’exemple de la France, qui est mon principal terrain de recherche sur cette question, mais  l’analyse est adaptable à la Wallonie, à la Belgique  francophone ou à la Flandre néerlandophone, en des  termes en partie différents toutefois vu la situation linguistique spécifique de la Belgique.

Depuis 2001, certaines discriminations sont illégales  en France : une loi, modifiée trois fois (la dernière  en novembre 2016), a établi 23 critères illégaux de  traitement différencié. Les discriminations linguistiques n’y figurent que depuis novembre 2016 (et  d’une façon qui reste ambiguë).

C’est que la glottophobie est, en France, un principe politique institué  et central, revendiqué et réaffirmé sans vergogne à  la moindre mise en œuvre ou revendication de Droits linguistiques en faveur de personnes s’exprimant  dans une autre langue que le français ou dans un  français non standardisé. On a alors affaire à des  propos d’une violence, d’une ignorance et d’une  arrogance rares qui tomberaient sous le coup de la  loi et d’une condamnation publique s’ils portaient  sur les mêmes personnes en fonction de la couleur de leur peau, de leur sexe ou de leur précarité  financière au lieu de leurs pratiques linguistiques.  J’en rapporte de nombreux exemples dans mon livre  et l’actualité en fournit presque quotidiennement (2) .

En Belgique, une loi similaire date de 2007, elle  a été complétée en 2014 et elle inclut l’interdiction  de discrimination à prétexte linguistique mais il  semble qu’elle soit mal appliquée sur ce point, si  j’en  crois les réclamations régulières de création d’une  institution dédiée à la lutte contre la glottophobie ,  entendues outre-Quiévrain. C’est pour insister sur le fait que la glottophobie,  comme la xénophobie, l’homophobie ou l’islamo-phobie, entre autres, discrimine des personnes et  non des langues (qui sont des abstractions et ne  sont pas sujets du Droit), de façon arbitraire, injuste, illégitime (et illégale selon le droit international) que j’ai forgé et diffusé ce terme.

Il est en effet totalement arbitraire de considérer que telle langue serait  supérieure à telle autre ou telle forme linguistique  meilleure que telle autre. Nos langues et nos façons  de parler sont constitutives de notre humanité, de  notre singularité, de notre être au monde et de nos  existences collectives : les rejeter, c’est rejeter les  personnes elles-mêmes en tant que sujets sociaux  et humains dont les langues sont des attributs au  même titre que d’autres caractéristiques, physiques,  culturelles ou psychiques.

C’est que la glottophobie est, en  France,
un principe politique institué  et central,
revendiqué et réaffirmé  sans vergogne
à la moindre mise en  œuvre ou revendication de Droits  linguistiques
en faveur de personnes  s’exprimant dans une autre langue
que le français ou dans un français non  standardisé.

Une idéologie linguistique qui sacralise une  langue au détriment des autres

Il est frappant que l’immense majorité des décideurs politiques et juridiques ignorent totalement  les textes internationaux sur ce point et ne voient  même pas qu’il s’agit de manquements graves au  respect des Droits humains. Une idéologie est un  système totalitaire d’explication du monde qui exclut  toute alternative et toute discussion.Il relève de  la croyance et non de la réflexion. De nombreux  chercheurs, de B.Cerquiglini à H.Walter, d’E.Charmeux à J.-M.Klinkenberg, de P. Bourdieu à L.-J.Calvet, analysent en termes de religiosité, à peine  métaphoriques, le rapport au français entretenu en  France depuis deux siècles et plus largement dans  beaucoup de sociétés francophones. Le français est  l’objet d’une adoration sans bornes (que j’appelle  glottomanie), d’une croyance qui échappe à toute  rationalité critique, d’une sacralité dont découlent  de nombreux tabous (exprimés sous l’idée globalede « dialectes » ou de « patois » inférieurs à propos  d’autres langues et sous le nom global de « faute »  à propos de la diversité des pratiques « impures »  du français – qui sont parfois rejetées hors de la  langue par un « ce n’est pas français »). Dans un  tweet récent, une députée disait, de façon très illustrative de cet amalgame, « respecter la France, c’est  d’abord respecter sa langue ».

Car l’idéologie nationale française, construite à  leur profit par les détenteurs du pouvoir étatique,  a fait du français LA langue emblématique d’une  certaine conception d’une identité nationale (comme  communauté homogène) dans une certaine conception (ethnicisante) de cette société, et en plus elle  n’a retenu qu’un certain français et rejeté les autres  (d’autres pays, régionaux, banlieusards, populaires,  jeunes, métissés, hors de France, etc.).

Elle a posé  comme modèle, comme filtre d’accès à la promotion sociale, au pouvoir politique et culturel, voire  économique, le français sur-normé élaboré par l’Académie française pour distinguer les dominants •e•s (aristocrates et grands bourgeois) et les dominé•e•s  (le peuple, les « provinciaux », les paysans, les  ouvriers, les étrangers…).

Elle a ainsi instauré  un  deuxième niveau de discrimination : non seulement  c’est la langue de certains Français qui a été imposée  à d’autres Français ou francophones (et à celles et  ceux qui souhaitent le devenir, voir plus bas), mais  c’est aussi le français artificiellement standardisé  des dominants qui est exigé pour avoir accès au  capital symbolique (linguistique, culturel, éducatif, politique et donc souvent aussi économique). Les  locuteurs d’autres variétés linguistiques en sont  exclus, sauf à renoncer et à se soumettre. L’École  a été et reste le levier le plus puissant par lequel  les dominants qui tiennent le pouvoir étatique ont  imposé leur langue et leur idéologie linguistique,  au  point d’en convaincre les victimes elles-mêmes, par  un processus d’hégémonie, de mise en insécurité  linguistique et d’instillation d’une haine de soi.

Langues régionales ou immigrées, parlers  populaires ou plurilingues, même combat !

Toute forme de glottophobie est indigne et inadmissible. J’ai été frappé de voir à quel point la réception médiatique de grande ampleur de mon livre, tout en  contribuant à faire admettre nationalement qu’il y a bien un problème, en a « spontanément » réduit  la portée. La plupart des médias en ont retenu le  caractère discriminatoire du rejet des « accents »  régionaux ou apparentés (québécois, wallons…),  voire sociaux (mais beaucoup moins), en français.

Très peu ont mentionné la question des autres langues que le français, probablement parce que ça va  alors trop loin dans la contestation blasphématoire de la sacralité du français national, qui n’est pas  discutable même et surtout du point de vue scientifique, rationnel et éthique, qui est le mien. Affirmer  que c’est une politique totalitaire, attentatoire aux  Droits humains, discriminatoire et condamnable, que d’interdire aux bretonnant•e•s de s’exprimer  en breton en Bretagne, ou aux Wallons en wallon  en Wallonie, pour avoir accès à leurs Droits et exercer leur citoyenneté, et de leur imposer de le faire  en français (et pas en français de Bretagne ou de Wallonie), ça reste difficilement audible.

L’idéologie  rend les gens incapables d’imaginer qu’on puisse  vivre et agir ensemble, faire société, en étant plurilingues et sans employer – prétendument – une  langue commune strictement normalisée. Et pourtant c’est comme ça que ça fonctionne, de façon  officielle ou spontanée, presque partout dans le  monde. Et que ça fonctionne bien ou en tout cas  pas plus mal, avec en plus le respect de l’éthique  des Droits humains. On y respecte les personnes  au lieu de respecter une langue.

Non seulement c’est la langue de certains Français
qui a été imposée à d’autres Français ou francophones,
mais c’est aussi le français artificiellement standardisé des dominants
qui est exigé pour avoir accès au capital symbolique.

On l’imagine si difficilement qu’on a encore plus  de mal à y inclure des langues venues d’ailleurs,  apportées par des personnes dites « immigrées »  (par rapport aux déjà là qui descendent toujours  d’immigré•e•s plus anciennement arrivé•e•s).

Par exemple, la France pose comme condition aux  enfants d’apprendre d’abord le français pour avoir  ensuite accès à l’éducation ou même aux classes  dites « ordinaires ». C’est une discrimination interdite par la Convention des Droits de L’Enfant, ratifiée  par la France et… affichée dans toutes les écoles . Il  suffirait pourtant de laisser les enseignant•e•s leur  parler dans une autre langue s’ils/elles le peuvent,  ou leur fournir des aides, ou mettre en œuvre des  modalités pédagogiques de coopération plurilingue  entre les élèves. Ça se fait dans d’autres pays.

Autre  exemple : la France pose désormais une condition  linguistique (de connaissance du français) pour  l’accès à la nationalité française, alors qu’on peut  être né français et ne pas être francophone (ça existe  encore dans la France d’Outre-Mer ou chez des  enfants d’émigrés français à l’étranger).

Elle pose  même un obstacle linguistique similaire aux couples  mariés dont une personne n’est pas française, pour  l’autoriser à vivre en France avec son conjoint : la  venue, le séjour, la vie commune en France ne sont  autorisés que si le conjoint étranger réussit un test  de français.

La glottophobie est également exercée dans la vie  quotidienne et pas seulement institutionnelle par  des personnes à l’encontre d’autres personnes  utilisant des formes populaires ou régionales ou  non françaises de français : mon livre rapporte de  nombreux témoignages de discrimination à l’éducation, à l’emploi, au logement, aux aides sociales , à l’expression publique, sous prétexte que la personne « a un accent » ou « un français bizarre » ou  parle « mal » le français. On m’a même rapporté  des cas de discrimination dans l’accès aux soins  dans un hôpital. Les promoteurs d’une certaine diversité linguistique ne sont, du reste, pas tous exempts de glottophobie. On voit des enseignant•e•s d’espagnol,  d’italien ou d’arabe rejeter les variétés populaires et  locales de ces langues parlées par des enfants issus  de l’immigration au lieu de valoriser ces ressources  déjà là. On voit des militant•e•s nationalistes qui  se  soucient juste de défendre/promouvoir leur langue,  et non pas un principe éthique général de Droits et  de non-discrimination linguistiques. Il arrive que  des  promoteurs d’une langue régionale aient la même  idéologie glottophobe appliquée à une autre langue,  un autre territoire, voire un autre ethno-nationalisme.  Il arrive que d’autres hiérarchisent les façons de  parler cette langue et rejettent les parlers populaires au profit d’une norme standardisée élaborée et détenue par celles et ceux qui possèdent le  capital symbolique (éducatif, culturel…) rendant  possible cette domination. Il arrive que, comme pour  le français, on élabore une orthographe compliquée,  pédante, qui empêche les locuteurs (et surtout ceux  et celles des milieux populaires) d’avoir un accès  direct, simple, facile à la lecture et à l’écriture  de  leur propre langue.

Domination, exclusion, discrimination, glottophobie se cachent au détour de toute politique  linguistique, de toute politique éducative, de toute  politique tout court. Une vigilance de tous les instants, solidement ancrée dans des arguments  humanistes, est absolument indispensable pour y  substituer un principe d’hospitalité langagière

 

(1) Auteur de l’ouvrage  Discriminations : combattre la glottophobie ,  Textuel, Paris, 2016.

(2)  Voir par exemple les réactions aux 3 minutes  initiales en langue  corse du discours d’installation de la nouvelle assemblée  territoriale corse, tenues par son président – élu  sur un programme  le justifiant – en 2016.

(3)  Une ethnie est un groupe humain partageant une même langue et  une même culture, et qui, parfois, se pense descendant d’ancêtres  communs (d’où le mythe du « nos ancêtres les Gaulois »en France)

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