Importante participation et poids du oui font de ce premier référendum d’autodétermination non autorisé par l’Espagne, un succès. Les conséquences politiques de ce séisme ne font que commencer. Artur Mas propose une opération politique d’envergure pour aboutir à l’indépendance dans 18 mois.
Le vrai enjeu du référendum parallèle organisé en Catalogne le 9 novembre était celui de la participation. 2.305.290 Catalans, soit quasiment 40% des inscrits, se sont déplacés pour aller voter. 80,86% ont répondu oui à l’indépendance, quant au non, il atteint 10,07%. Pour le référendum officiel organisé en 2006 sur le nouveau statut d’autonomie, 2.594.167 personnes, soit 48,87% des électeurs avaient participé. Et 47,63% du corps électoral (2.532.629 personnes) s’étaient rendus dans les bureaux de vote en juin 2014 (élections européennes).
Le camp indépendantiste catalan peut donc se réjouir du résultat du 9 novembre, un scrutin interdit par l’Etat espagnol, organisé par des “volontaires” menacés de sanctions pénales contre un mouvement qualifié par ses détracteurs de “farce inutile”, de “pure propagande» et “d’exercice anti-démocratique dépourvu d’effet juridique”. Depuis, l’Espagne maintient sa pression sur le terrain judiciaire.
Le procureur général de l’Etat, avec le soutien de 25 autres procureurs, inculpe le 20 novembre le président et la vice-présidente de la Generalitat, Artur Mas et Joana Ortega, pour “manque de loyauté» envers la Constitution, “désobéissance civile, abus de pouvoir, usurpation de fonctions et malversations” de fonds publics. La ministre catalane de l’Enseignement Irene Rigau sera traduite en justice, elle est accusée d’avoir mis des établissements scolaires à la disposition des volontaires chargés d’organiser la journée du 9.
Démocratie limitée et autoritaire
Malgré la pression politico-judiciaire, les deux partis, CiU et ERC durant plusieurs mois sont parvenus à surmonter leurs divergences et à mener à bien une consultation sans précédent. Selon les sondages, près de la moitié de l’opinion publique catalane est aujourd’hui en faveur de l’indépendance, alors qu’elle était seulement de l’ordre de 12% en 2006. Un changement énorme lié à l’évolution des partis catalans, à la frustration du nouveau statut d’autonomie vidé de son contenu, à la crise économique et à l’attitude extrêmement rigide du PP qui gouverne l’Espagne: il s’oppose à l’expression démocratique d’une nation périphérique et opte pour la judiciarisation du débat politique, ce qui n’est jamais bon signe.
Après le référendum écossais du 18 septembre, l’importance de ce 9 novembre catalan n’échappera à aucune nation dominée européenne. Il signe la seule voie qui s’ouvre pour l’émancipation des peuples sans Etat, celle des urnes, et fait tomber aux oubliettes les autres démarches qui eurent leurs heures de gloire durant la deuxième moitié du XXe siècle, où la lutte armée, voire la guérilla urbaine, avaient leur place dans la panoplie des moyens. Pour promouvoir la démarche référendaire, la société civile et les mouvements sociaux (1), les partis et les institutions locales aux mains des indépendantistes, jouent un rôle essentiel. Le refus d’accorder aux peuples le droit de disposer d’eux-mêmes, ne fait qu’accroître les frustrations et conforte l’indépendantisme. Il fait tomber les masques de l’adversaire qui se trouve contraint à la défensive. L’Etat dominant entonne toujours l’air de la démocratie, mais cela sonne creux. Il apparaît sous son vrai jour, celui d’une démocratie limitée et autoritaire où les petits peuples sont des sujets, des mineurs, sous la férule d’un cadre légal réputé intangible, celui construit par le grand peuple dominant et ses institutions (2).
Le succès du référendum catalan annonce des mutations importantes. Les partis politiques sont en plein débat. Il leur faut gérer les institutions et préparer la suite. Dans un premier temps, le chef du gouvernement catalan Artur Mas (CiU) tente de capitaliser son succès, alors qu’il est déjà en minorité au parlement. Il propose au premier ministre espagnol Mariano Rajoy de transférer de nouvelles compétences, en particulier fiscales, mais son interlocuteur refuse de négocier sous la pression d’un référendum illégal dans une Catalogne devenue “république bananière”. Artur Mas veut aussi faire approuver avant la fin de l’année le budget 2015 du pays. Son allié ERC, qui le soutient sans participer au gouvernement, votera contre. Ezquerra Republica Catalana veut lui aussi capitaliser le succès du 9 novembre, il exige une dissolution du parlement catalan et des élections anticipées. Les sondages font des républicains catalans la première force politique du pays, reléguant CiU en seconde position.
Elections anticipées et future Constitution catalane
Mais le 25 novembre, gros coup d’accélérateur. Devant un parterre de 3.000 invités, Artur Mas a proposé une démarche complète: élections anticipées et constitution d’une liste indépendantiste composée de membres de la société civile et de candidats issus des partis politiques.
Le président souhaite la conduire, il n’en fait pas toutefois une question de principe. Il est prêt à céder la tête de liste à une autre personnalité: “Celui qui demande une grande générosité à ses partenaires, doit aussi la pratiquer”. La campagne électorale sera mise en oeuvre en marge des partis catalanistes traditionnels, y compris sur le plan financier. Si les élus de cette liste unitaire gagnent les élections, ils constitueront un gouvernement qui se donnera 18 mois pour faire accéder la Catalogne à l’indépendance. Ensuite, de nouvelles élections seront organisées, chaque parti politique élaborant classiquement sa propre liste de candidats.
Durant cette parenthèse de 18 mois, le gouvernement catalan aura pour tâche essentielle de doter la Catalogne de nouvelles institutions propres à un Etat indépendant, entre autres d’élaborer une Constitution qui sera ratifiée par référendum. Au terme de cette année et demi, l’indépendance de la Catalogne sera proclamée et un nouveau référendum aura lieu. Artur Mas annonce qu’il se retirera alors de la vie politique, mission accomplie.
Pour l’instant, ERC réserve sa réponse et entend “améliorer” la proposition d’Artur Mas, mais il semble qu’un accord soit possible. D’autant que Mas bénéficie dans sa démarche du soutien de la puissante fédération ANC, rassemblant municipalités indépendantistes et élus locaux.
Le premier ministre espagnol Mariano Rajoy a effectué le 29 novembre une visite éclair à Barcelone. Fidèle à lui-même et au PP, entouré de plusieurs membres du gouvernement, il a prononcé une allocution très dure et dit non à toutes possibilités d’évolution. L’Espagne est une et indivisible, seuls comptent les droits fondamentaux des Espagnols et la souveraineté nationale, “la concorde et le vivre ensemble entre tous les Espagnols”. Les propositions d’Artur Mas ne sont que “populisme”, “pièges” et “délires” sans lendemain.
Alliances et mutations
Si Artur Mas parvient à ses fins, la coalition CiU qu’il dirige risque d’éclater. En effet, son allié Unió, conduite par le centriste Josep Duran s’en éloignera. Lors du référendum du 9 novembre, Josep Duran qui a toujours freiné cette consultation, a voté oui à la première question posée (“Voulez-vous que la Catalogne soit un Etat ?”) et non à la seconde: “Voulez-vous que ce soit un Etat indépendant ?” Unió est actuellement en pleine recomposition interne du fait de ses divergences entre cadres du parti. Comme par hasard, Josep Duran a brillé par son absence à la réunion du 25 novembre où Artur Mas présentait son plan d’action de 18 mois.
Pour gouverner, le président de la Generalitat Artur Mas peut se tourner vers les socialistes du PSC (succursale du PSOE). Ceux-ci sont moins liés qu’en Pays Basque à la maison mère et traversent eux aussi des turbulences. Ils ont mal digéré le rabotage complet par le gouvernement de Zapatero du nouveau statut d’autonomie de 2006 et leur éviction du gouvernement catalan qu’ils dirigeaient alors avec ERC. Les socialistes ont mollement soutenu l’organisation du référendum du 9 novembre mais en reconnaissent la portée. Ils proposent aujourd’hui une réforme de la Constitution espagnole, bâtir un Etat fédéral et font une offre de soutien à Artur Mas pour diriger la Catalogne en alliance avec CiU. Cela dit, les socialistes catalans se sont à nouveau affaiblis avec le départ de nouveaux parlementaires et cadres du parti qui veulent créer une formation différente. Donc la proposition du PSC a peu de chance de prospérer.
Par ailleurs, un phénomène politique nouveau apparaît en Espagne: la montée en puissance d’un nouveau parti, Podemos, issu de la sensibilité du mouvement des Indignés. Crédité de 22,5% à 27,7% des intentions de vote, Podemos deviendrait la troisième force politique de l’Espagne et bouleverserait totalement la carte politique du pays. Or, cette nouvelle formation s’est clairement prononcée en faveur du droit des Catalans à l’autodétermination et de l’organisation officielle d’un référendum.
Entre deux séismes, le référendum indépendantiste catalan et la montée en puissance de Podemos, la situation devient complexe pour les tenants du statu quo. Ça promet pour 2015-2016!
(1) Nous l’avons déjà évoqué dans nos précédentes chroniques. S’il y a bien une leçon à retenir pour le Pays Basque de toute cette affaire, c’est bien le rôle joué en Catalogne par des mouvements sociaux tels que ANC, Omnium Cultural et autres, depuis plusieurs années. Leur poids et leur organisation trans-partis a permis de donner une assise et du souffle à la revendication indépendantiste, tout en transcendant les clivages partisans.
(2) Les Canariens viennent d’en faire la triste expérience. Le 24 octobre, L’Espagne a refusé au gouvernement autonome des Iles Canaries le droit d’organiser le 23 novembre un référendum sur les prospections d’une compagnie pétrolière qui vont détruire un site d’un grand intérêt environnemental garanti par les institutions européennes. Motif officiel : il s’agit de “compétences qui ne reviennent pas au gouvernement des Canaries mais à l’Etat. Il n’y a pas de marge de négociation” dans la mesure où les intérêts nationaux de l’Espagne sont en jeu.