Les négociations entamées entre les gouvernements catalan et espagnol traverseront début février une phase décisive. A même moment, douze dirigeants catalans seront jugés par la cour suprême. Le premier ministre espagnol espère obtenir aux forceps le soutien des députés souverainistes pour faire approuver le budget 2019 de l’État. S’il y parvient, il sera en bonne position pour contrer la montée de la droite aux élections municipales, autonomiques et européennes du mois de mai.
Contexte particulier que celui de la situation politique dans la péninsule ibérique, tant elle est marquée par les incertitudes et la fragilité des forces en présence. La revendication souverainiste catalane et d’autres phénomènes communs à l’Europe occidentale ont fait éclater la carte politique du pays. De quatre partis, nous en sommes maintenant à cinq, avec l’arrivée en fanfare de Vox. La droite est donc aujourd’hui divisée en trois : le troisième larron reproche au PP sa mollesse dans la gestion de la crise catalane, prône une re-centralisation du pays et la disparition des autonomies, il inscrit à son programme les thèmes chers à l’extrême droite : immigration, anti-féminisme, opposition aux minorités sexuelles, etc. Vox ne rêve que d’une chose : siphonner les voix du PP, comme le fit hier Ciudadanos sur le flanc centriste du parti. L’alliance des trois partis de droite pourrait aboutir à une majorité gouvernementale, mais à quel prix ?
A gauche, la situation empire également. Dans la mouvance de Podemos, la bataille fait rage entre les deux leaders du mouvement, Pablo Iglesias et Iñigo Errejón, pour se maintenir à la tête de Madrid et de sa communauté autonome.
Tout cela n’arrange guère les affaires du premier ministre socialiste Pedro Sanchez. Disposant de moins du quart des députés aux Cortés, un affaiblissement de Podemos, son principal allié à gauche, serait dramatique. Pour l’instant, le premier ministre n’est pas parvenu à faire voter 37 projets de loi, parmi les plus importants de son programme.
Accusés de brader le pays
Pedro Sanchez tente donc une opération de haute volée : avant les élections de mai, avant que Vox ne matérialise son poids politique aujourd’hui circonscrit à l’Andalousie, démontrer qu’il peut gouverner ce pays ingouvernable. A cela, deux conditions : trouver une sortie politique à la revendication souverainiste catalane, et obtenir le soutien des indépendantistes et du PNV pour faire enfin approuver son projet de budget 2019. Sachant que dans cette opération, la droite se tient en embuscade, elle clame haut et fort que les socialistes bradent le pays aux «nationalités» périphériques.
Parvenir à un accord avec le PNV semble à portée de main, même si l’on suppose qu’Ortuzar et Urkullu prendront un malin plaisir à faire monter les enchères. Les occasions où Madrid a impérativement besoin des Basques sont si rares…
Avec les Catalans, c’est une autre paire de manches, tant la situation est bloquée et fortement dégradée. Les principaux dirigeants indépendantistes catalans sont en prison ou en exil. Ceux qui sont derrière les barreaux ont vu leurs conditions de détention assouplies, leurs geôles sont en Catalogne. Le tribunal constitutionnel admet désormais les recours des prévenus et accélère légèrement le mouvement, il devrait bientôt statuer sur leur dossier. Quatre dirigeants indépendantistes incarcérés qui avaient entamé le 1er décembre une grève de la faim ont suspendu leur mouvement vingt jours plus tard en voyant leurs demandes partiellement entendues. Vers le 5 février, a cour suprême ouvrira le procès de douze dirigeants catalans. Mais personne n’est dupe. La décision des juges sera liée au résultat de la négociation politique.
A un problème politique, réponse politique
C’est là que ça se corse. La grande nouveauté est que la négociation annoncée officiellement le 21 décembre a commencé quelques jours plus tard. Elle traversera une phase décisive début février, au moment d’un vote partiel du budget de l’État aux Cortés et… des sessions de la cour suprême. Visiblement, le gouvernement espagnol veut boucler l’affaire en quelques jours. Laisser traîner les choses en longueur favoriserait le travail de sape de l’opposition.
Entre temps, Pedro Sanchez envoie quelques messages destinés à mettre de l’huile dans les rouages : le 8 janvier, la RTVE (télévision publique espagnole) annonce que sur son réseau catalan, elle doublera la durée de ses programmes en langue catalane : de 20 h hebdomadaires, ils passeront à 40, pour arriver à 80 heures en 2020. Le lendemain, Pedro Sanchez annonce qu’en 2019 la Catalogne recevra 18 % des investissements de l’État (correspondant à son poids dans l’économie espagnole) et non pas les 13 % habituels. PP, Ciudadanos et Vox crient à «l’humiliation» et à la «trahison» de l’ensemble du pays.
Risque d’élections anticipées
Nous sommes donc loin du refus de dialogue opposé durant des années par la droite et ses réponses exclusivement judiciaires et répressives. Cela ne fait que radicaliser le souverainisme catalan. Il faut reconnaître aux socialistes un immense mérite et un courage certain : celui de répondre par des moyens politiques à un problème politique posé par un adversaire reconnu ainsi comme partenaire au débat. Pour convaincre les Catalans, Pedro Sanchez a beau jeu de faire valoir qu’en cas d’échec, grand est le risque d’élections anticipées en Espagne. Le retour d’une droite hyper centraliste enverra dans les limbes une solution négociée de la question catalane. L’épouvantail de l’article 155 de la Constitution qui prévoit la suspension du statut d’autonomie, n’est pas loin. En Extremadure et ailleurs, des élus réclament sa mise en œuvre de façon ferme et permanente. Pedro Sanchez voudrait enfermer les Catalans dans un dilemme : ou bien vous acceptez le dialogue et le peu que je puis vous concéder, ou bien vous aurez demain affaire aux coups de bâton de la droite et à son immobilisme.
Nul ne sait ce qui sortira des rencontres organisées en janvier par Barcelone et Madrid. Le président de la Generalitat Quim Torra, à la tête de son équipe, a ouvert le bal en présentant un épais dossier divisé en 21 chapitres. Citons trois d’entre eux : «défranquisation» des institutions espagnoles, régénération des institutions démocratiques et exercice du droit à l’autodétermination de la Catalogne, création d’une Commission internationale de médiation pour débloquer le conflit. Apparemment, il ne cède rien sur le fond. Mais, comme dans toute négociation, chacune des parties sera amenée à des révisions déchirantes. Si les choses aboutissent, la question des preso sera sans doute réglée et chacun des deux gouvernement verra son budget approuvé : le Catalan Quim Torra, ne dispose pas non plus d’une majorité et vit la même situation de blocage que son homologue espagnol.
Convaincre sa propre opinion publique
Les souverainistes catalans parviennent aujourd’hui à ce qu’ils ne cessent de réclamer depuis des années : par-delà leur déclaration d’indépendance, dialoguer en vue d’obtenir une solution négociée. Après des années de violence politique et d’incompréhension, émaillées par les harangues des héros, nous entrons dans le dur. L’opinion publique espagnole est-elle prête à l’accepter ? Non seulement Pedro Sanchez doit s’entendre avec les Catalans, mais le plus difficile est là où l’on ne s’y attend pas : il faudra convaincre son courant et sa propre opinion publique, comme Theresa May sur le Brexit. La faiblesse numérique des députés socialistes aux Cortés rend l’opération d’autant plus délicate. Le premier ministre espagnol avance à pas comptés, entre Himalaya et précipices.
Non seulement Pedro Sanchez doit s’entendre avec les Catalans,
mais le plus difficile est là où l’on ne s’y attend pas :
il faudra convaincre son courant et sa propre opinion publique,
comme Theresa May sur le Brexit.
La faiblesse numérique des députés socialistes aux Cortés
rend l’opération d’autant plus délicate.
Le premier ministre espagnol avance à pas comptés,
entre Himalaya et précipices.
Des recompositions politiques à la haute volatilité de l’électorat, de l’émergence de nouveaux acteurs à la crise des institutions, la revendication catalane bouscule les certitudes et les situations les mieux établies. L’Espagne peine à surmonter la plus forte crise de ces quarante dernières années. Pedro Sanchez arrivé au pouvoir par surprise, joue ici une bonne part de son avenir politique. S’il se montre capable d’élaborer avec les Catalans une solution au moins provisoire et acceptable par l’Espagne, éventuellement sous la forme d’un conflit gelé, il reste aux commandes, avec en prime une belle stature d’homme d’État. Sinon, il passe à la trappe.
Dans une Europe qui se cherche, gageons que ces soubresauts permettront aux peuples dominés parce que structurellement minoritaires, de tirer peu à peu leur épingle du jeu.