Le premier anniversaire de la République du Sud Soudan avait été bien morose, mais c’est dans une ambiance franchement sinistre que le plus jeune Etat du monde, séparé du Soudan depuis le 9 juillet 2011, a célébré ses 2 ans. David Lannes, notre spécialiste des minorités à travers le monde, nous dit ce qu’il en est.
Dans une lettre ouverte adressée à son Président Salva Kir, plusieurs anciens soutiens influents de la cause sud-soudanaise se sont emparés de l’occasion du deuxième anniversaire de la naissance du nouvel Etat pour accuser “les victimes d’hier [d’être devenues] les bourreaux d’aujourd’hui” et de se livrer à leur tour a de graves crimes. Ils déplorent également que “sur un laps de temps remarquablement court, le nom [du] pays soit devenu synonyme de corruption”. Faisant peu de cas de ces reproches, Salva Kir limogeait intégralement son gouvernement le 23 juillet dernier dans le but d’écarter le vice-président Riek Machar devenu un peu encombrant politiquement et appartenant à une ethnie rivale. Cette instabilité de l’exécutif ne favorise bien sûr pas la gestion de la très grave crise économique que traverse le pays en raison de son contentieux pétrolier avec le Soudan ; un contentieux économique par ailleurs indissociable des très graves conflits armés qui agitent la zone frontalière entre les deux Soudan. Non, ce deuxième anniversaire n’offre aucun motif de réjouissance, et l’on ne peut s’empêcher de l’associer à un autre anniversaire: celui du déclenchement des opérations militaires au Darfour, il y a 10 ans. Un conflit qui fit selon l’ONU 300.000 morts et près de 3 millions de déplacés.
Situation extrêmement précaire
Le premier aspect de la crise actuelle entre les deux Soudan est relatif au partage des revenus du pétrole. Après la partition du pays, c’est le Sud Soudan qui a hérité de la grande majorité des gisements mais il est contraint d’exporter son pétrole via les pipelines de son voisin du nord qui lui inflige des frais de transit exorbitants. En guise de protestation, le Sud Soudan n’a pas hésité à arrêter complètement sa production en janvier 2012 ! Une mesure qualifiée de “suicide économique mutuel” par Princeton Lyman, représentant spécial des Etats-Unis. Le terme n’est certainement pas trop fort puisque, selon la Banque Mondiale, “le Sud Soudan est l’Etat le plus dépendant du pétrole au monde, avec les exportations pétrolières représentant la quasi totalité des exportations, et à peu près 80 % du PIB». Le Soudan est quant à lui dans une situation guère plus enviable:privé de ses ressources pétrolières, il doit faire face à une inflation de 46% ; en conséquence, le régime de Omar el-Béchir se retrouve confronté à une vague de mécontentement sans précédent. Si la production de pétrole a repris en avril dernier après 16 mois d’interruption, la situation demeure extrêmement précaire et ce n’est que d’extrême justesse qu’une nouvelle fermeture a pu être évitée en juillet.
Après la partition du pays, c’est le Sud Soudan
qui a hérité de la grande majorité des gisements
mais il est contraint d’exporter son pétrole
via les pipelines de son voisin du nord
qui lui inflige des frais de transit exorbitants.
La deuxième pierre d’achoppement entre Juba et Khartoum est le statut des zones frontalières revendiquées par les deux parties. Un référendum aurait dû se tenir à Abyei, et des consultations populaires dans les régions du Sud Kordofan et du Nil Bleu où de très violents combats opposent des rebelles aux forces d’el-Béchir depuis juin et septembre 2011 respectivement. Le Sud Soudan a accédé à l’indépendance avant que ces questions épineuses ne soient réglées et les populations locales paient aujourd’hui cette négligence au prix fort. Pour ne rien arranger, les montagnes Nuba (au Sud Kordofan) et le Nil Bleu avaient déjà été le théâtre de certaines des pires atrocités de la guerre civile durant laquelle périrent près de deux millions de personnes entre 1983 et 2005 ; la situation humanitaire y est donc extrêmement précaire. International Crisis Group (ICG) y dénombre déjà près d’un million de personnes sévèrement affectées par la reprise des hostilités…
Spectre de la guerre civile
La rébellion au Sud Kordofan et au Nil Bleu est menée par le Mouvement de Libération du Peuple Soudanais (SPLM) qui a conquis l’indépendance du Sud Soudan – mais a échoué à obtenir le rattachement des deux régions au nouvel Etat. Même si la branche nord du SPLM s’est officiellement autonomisée et dotée d’une nouvelle direction, Khartoum a beau jeu d’accuser Juba de soutenir ces rébellions. Le Soudan n’est bien sûr pas en reste: outre des opérations de grande envergure contre les populations civiles des deux régions rebelles, il soutient les groupes armés qui combattent, au Sud, le gouvernement central de son voisin.
Même s’il n’y a pas (encore) de confrontation directe, la situation prend un tour réellement inquiétant et le spectre de la terrible guerre civile rôde. Mais plusieurs éléments ont toutefois changé. Tout d’abord, le caractère ethnique du conflit est nettement moins marqué. Comme le rapporte l’ICG, les tribus arabes qui avaient alimenté les terribles milices pro-Khartoum de la guerre civile ont été très déçues par la politiques d’el-Béchir, au point de rejoindre parfois les rangs du SPLM. Un autre changement majeur est l’alliance du SPLM avec d’autres groupes insurgés comme le Mouvement pour la Justice et l’Egalité (JEM) au Darfour ; Malik Agar, leader du SPLM a ainsi pris la tête de la plate-forme qui les rassemble, le Front Révolutionnaire du Soudan (SRF). Plus que des revendications sécessionnistes, ce sont plutôt de profondes réformes de gouvernance à Khartoum que les insurgés semblent poursuivre. Et c’est paradoxalement le pouvoir central qui poursuit un agenda local, faisant quelques timides promesses aux rebelles du Sud Kordofan ou du Nil Bleu afin de fissurer le SRF. Khartoum estime en effet que l’impéritie du gouvernement Sud Soudanais le mènera à sa perte et qu’il lui suffit donc de tenir jusque-là puisque les mouvements rebelles s’en trouveront affaiblis. Mais à Juba, on fait le même calcul: exsangue et devant faire face à plusieurs fronts militaires, le gouvernement de Khartoum ne pourra pas tenir longtemps… C’est donc encore la stratégie du “suicide mutuel” qui constitue le seul point d’accord entre les deux Soudan.