Un rapport officiel, du révisionnisme au déni

La vice-ministre du gouvernement basque Beatriz Artolazabal auprès de deux auteurs du rapport, les professeurs Gorka Urrutia et José Ramón Intxaurbe.
La vice-ministre du gouvernement basque Beatriz Artolazabal auprès de deux auteurs du rapport, les professeurs Gorka Urrutia et José Ramón Intxaurbe.

Le gouvernement basque fait sien un rapport de l’Université du Pays Basque. Il reconnaît la souffrance, l’injustice et l’isolement social subis en Hegoalde par la Guardia civil et la Policia nacional de 1960 à 2011.

« Rapport sur l’injustice endurée par les membres de forces et des corps de sécurité de l’État et leurs familles », tel est le titre d’un document de 74 pages qu’ont élaboré trois enseignants de l’Université du Pays Basque, à la demande du gouvernement de Gasteiz. Ils l’ont présenté le 17 janvier à Bilbo, en présence de la vice-ministre de l’égalité, de la justice et des politiques sociales du gouvernement autonome. Son objet : examiner « l’impact du phénomène terroriste sur le collectif de la Guardia civil, de la Policia Nacional » et de leurs proches, en évaluant comment leurs droits « ont été affectés du fait de l’action de la bande terroriste » ETA. Il met en avant « l’injustice endurée » par les victimes, elle « fut intolérable d’un point de vue démocratique et quant au respect de la diversité sociale ».

Durant cinq décennies, ETA a tué 207 gardes civils et 150 policiers nationaux, plus 17 membres de leurs familles. Au total, 711 policiers ont été blessés. A partir de ce constat pour lequel elle ne donne aucune explication politique, la vice-ministre du gouvernement Beatriz Artolazabal « invite toute la société basque à réfléchir sur la construction d’une mémoire réparatrice et empathique à l’égard de la souffrance de ces victimes » policières.

Quatorze policiers ont été interviewés. Au fil des pages, le rapport insiste sur les situations d’isolement et de peur dans lesquelles ont vécu les agents de leurs familles pendant des décennies. Il pointe sept violations de leurs droits fondamentaux : le droit à l’intégrité physique et morale, le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité, à la circulation et à la liberté de résidence, à l’éducation, au libre développement de leur personnalité et à la dignité des personnes. ETA menaçait « l’ensemble de leur vie privée et familiale par l’intimidation collective (…), d’où une situation d’isolement social» qui n’a pas lieu d’être dans une société démocratique. Le document fait état de divorces ou de ruptures sentimentales dans les familles de policiers, tant était grande chez les couples la peur de résider en Euskal Herri. Durant leur séjour, ils ont eu le sentiment de ne pas être soutenus par la population basque qu’ils préfèrent fuir. Dans le meilleur des cas, celle-ci ignore leur situation.

Gardes civils constructeurs d’une société plus juste

Que les affrontements se soient déroulés pour une bonne part sous le franquisme, que les membres la police et la justice soient restés exactement les mêmes durant des décennies après la mort de Franco, tout cela a échappé aux chercheurs. Au contraire, selon la vice-ministre qui partage les analyses des auteurs du rapport, il faut « reconnaître » le travail consistant à « veiller sur la sécurité » des citoyens basques. « Les corps de police doivent être perçus comme les constructeurs d’une société plus juste ».

Il convient aujourd’hui de « récupérer le vivre ensemble démocratique » au sein d’une population basque qui « a vécu en son sein une maladie intolérable », soulignent les trois universitaires. Ils réclament de considérer « la valeur de la diversité qui fut discréditée par la bande terroriste ETA et son environnement ». Dans les écoles, il faut « continuer et augmenter » les initiatives en mémoire des damnés d’hier, « stimuler » l’installation de plaques commémoratives là où les attentats ont eu lieu, dans le but de «réparer la culture d’un vivre ensemble civique ».

Le document s’achève sur une série de recommandations aux institutions. Tout d’abord, la mise en valeur « du travail que les forces et les corps de sécurité de l’État ont réalisé dans la lutte contre ETA ». Il appelle à « consolider l’image » de la guardia civil et de la policia nacional « en tant qu’institution au service des libertés publiques » et à faire savoir « la souffrance injuste » subie.

A la gloire des forces d’occupation espagnoles

Vaste programme, tant l’image du guardia civil = tortionnaire, est ancrée en Pays Basque, tant le personnage au tricorne est associé à la dictature, à l’occupation, à la répression politique. Ce rapport est d’autant plus surprenant que depuis des lustres, le PNV au pouvoir à Gasteiz réclame le départ des polices espagnoles de notre territoire national. En 2009, le patron du parti, Iñigo Urkullu, s’insurgeait contre la présence de la guardia civil au sommet du mont Gorbea entre Araba et Bizkaia, pour y maintenir la présence du drapeau espagnol. En 2015, une page web de son gouvernement désignait la guardia civil comme «organisation terroriste ». Ces mots furent dénoncés publiquement par les Espagnols et supprimés.

Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts de l’Urumea.

Au fond, Gasteiz pratique une sorte d’alternance, de va et vient, et se présente tel Janus. En 2017, nous avons droit à un rapport qui comptabilise 4113 cas de tortures commis entre 1960 et 2014 par la police, dans la Communauté autonome. Au moins un millier de plus, en intégrant la Navarre et selon ses auteurs bien davantage, tant « la torture est le crime le mieux caché » de tous. Aujourd’hui, on nous sert une vibrante défense et illustration à la gloire des forces d’occupation espagnoles dans notre pays. Le gouvernement annonce pour demain un rapport sur la situation des gardiens de prison chargés de surveiller les militants d’ETA. On s’attend au pire.

Autre sujet de stupéfaction : c’est le gouvernement basque qui commande puis avalise ce rapport. Le gouvernement espagnol en eut été chargé, cela aurait été compréhensible. Il est cohérent qu’il défende sa vision de l’histoire, la logique coloniale de forces d’occupation. Mais qu’un exécutif dirigé par le PNV se livre à de telles contorsions, laisse pantois. De quoi raviver la veille accusation de « cipayes » ou de « harkis » adressée au pouvoir de Gasteiz et à sa police.

Le déni du conflit politique se poursuit. A croire que le gouvernement espagnol n’a pas déployé des moyens colossaux, et payé une police chargée de réprimer ceux qui contestaient l’indivisibilité du royaume. Et qu’ETA ne se battait pas pour obtenir le droit à l’autodétermination, ses membres n’étant sans doute que des psychopathes, expression d’une « maladie intolérable », comme l’écrit le rapport. Une maladie à éradiquer, et surtout pas un conflit historique. Donc pas de guerre, et pas de prisonniers politiques, seulement des droits communs, donc pas de processus de paix, rien. On connaît la chanson, elle fait florès jusqu’au conseil municipal de Bayonne. Le raisonnement fait penser à l’Algérie : officiellement pas de guerre, seulement des « évènements ». Et au retour pour les soldats, « un témoignage de satisfaction » signé par un général ou un « diplôme de la médaille commémorative des opérations de sécurité et de maintien de l’ordre »…

Instrumentaliser l’histoire

Par dessus le marché, les pauvres guardias civils souffrent parce que tout le monde les ignore, personne ne les aime, ils dépriment. Pour avoir effectué un très court séjour dans les années 80 à la caserne ou plutôt le camp retranché d’Intxaurrondo en Gipuzkoa, je puis affirmer le contraire. Ils étaient tout puissants et en pleine forme.

Demeurent des questions de fond. Comment la politique utilise-t-elle l’histoire ? Les faits historiques sont l’objet de contestations politiques, l’histoire a un enjeu politique. Qui est légitime pour écrire l’histoire, dire la « vérité » historique ? Le vainqueur ? Qui est le sujet de l’histoire ? Seulement l’État-nation? Pour Hegel, pas vraiment d’histoire sans Etat. Comment une nation sans Etat peut-elle écrire son histoire, sans ingérences intolérables ?

Il n’y a pas de société politique sans histoire, celle des Basques est d’abord contestée, mise à l’écart, reléguée à la périphérie, niée. Les communautés humaines n’accèdent à l’histoire qu’à travers leur rassemblement dans des institutions communes qui en assurent le sens sur la scène du monde, pour le meilleur et pour le pire. Chacun cherche donc à instrumentaliser l’histoire selon ses options, ses intérêts, ses projets. En Euskal Herri, un cadre maîtrisé de la discussion historique est-il possible, alors que perdurent les rapports de domination ?
Souhaiter dans le contexte actuel un « vivre ensemble » paré des vertus du civisme, ressemble fort à l’acculturation ou au métissage, des mots séduisants pour masquer la domination, la loi du plus fort, du vainqueur. Manier ce mot, le mettre en avant, présuppose dans les faits qu’entre deux peuples sur un territoire, les rapports d’égal à égal sont absents, dépourvus d’équité.

 

Gravure d’Agustin Ibarrola (1976)
Gravure d’Agustin Ibarrola (1976)

Police en Hegoalde, chiffres et donnéesEn 2014, l’arrêt définitif de la lutte armée est déjà bien entamé, ETA commence à mettre sous scellées son arsenal. Le nombre de policiers présent officiellement dans les quatre provinces est de 17.563 (hormis les policiers municipaux). Cela correspond à 0,63 % de la population, 703 policiers pour 100.000 habitants. La moyenne en Europe est de 388 policiers pour 100.000 ha., le Pays Basque est donc largement en tête.

Dès la fin de le guerre civile, en 1940, on compte 20.187 policiers en poste en Pays Basque, soit 1.63 % de la population totale. Un chiffre d’autant plus considérable que l’ensemble de l’Espagne est exsangue, au bord de la famine dans certaines régions.

Nombreux sont les gardes civils et les policiers nationaux qui demandent à être affectés en Hegoalde, la «Zona Especial Norte ». Pour des raisons de carrière et mais aussi économiques, il est très bon dans un CV d’être resté quelques années en Euskal Herri, laboratoire expérimental important des techniques répressives et de contrôle, comme en Ulster au Royaume Uni. La durée des congés des policiers espagnols en poste chez nous, est double et ils bénéficient de primes de risques importantes. Ils sont logés dans des petites villes totalement hermétiques et protégées, avec tous les services à disposition : commerces, sport, supermarché, soins médicaux, spectacles, etc.

L’implication de la police espagnole dans la guerre sale en Iparralde, comme dans la pratique de la torture, est bien connue et avérée par de trop rares condamnations. Le rapport d’enquête de l’Université du Pays Basque paru en 2017 qui tente d’évaluer le phénomène de la torture de 1960 à 2014, indique que 71 % des cas recensés sont postérieurs à la promulgation de la Constitution (1978). Un autre rapport officiel, celui du procureur général en Gipuzkoa Luis Navajas, démontra en 1989 comment la guardia civil protégea pendant des années trois clans de trafiquants de drogue, chargés de favoriser la consommation de produits auprès de la jeunesse basque. Il n’eut aucune suite judiciaire.

Un groupe de membres de la guardia civil manifeste au parlement basque le jour du vote de la loi contre les abus policiers. Leur geste ne symboliserait pas une arme, mais le J de leur association Jusapol (Justicia salarial policial).
Un groupe de membres de la guardia civil manifeste au parlement basque le jour du vote de la loi contre les abus policiers. Leur geste ne symboliserait pas une arme, mais le J de leur association Jusapol (Justicia salarial policial).

300 gardes civils victimes de violations des droits de l’homme demandent réparation

Ils détournent de son objet et à leur profit une loi prévue pour reconnaître et aider les victimes de tortures et de violences étatiques ou para-étatiques.

La « loi des abus commis par le police » a été votée en juillet 2016 par le parlement de Gasteiz. Son vrai nom : « Loi 12/2016 pour la reconnaissance et la réparation des victimes de violations des droits de l’homme dans le contexte de violence à caractère politique dans la Communauté autonome basque de 1978 à 1999 ». Le but du texte n’est ni de rechercher les responsables des actes délictueux, ni d’empiéter sur le pouvoir judiciaire, mais de dédommager les victimes. Il a déclenché une levée de bouclier de la part de différents corps de police. Pour eux, cette loi est une manœuvre visant à mettre sur le même plan les victimes et les agents des forces de l’ordre et surtout à « blanchir le terrorisme ».

Grosse surprise fin décembre 2021. Deux semaines avant la date butoir, près de 300 agents des forces de l’ordre et en particulier des gardes civils s’inscrivent pour bénéficier de cette loi. Conformément au texte, ils estiment qu’ils sont victimes d’ETA qui a violé les droits de l’homme. Les faits se sont produits dans un contexte de violence à caractère politique. Cela a affecté leur vie ou leur intégrité physique.

Cette série de plaintes est encouragée, organisée par Jusapol (Justicia salarial policial), au préalable orchestrée par le PP qui a obtenu, via un recours auprès du Tribunal constitutionnel, une modification du texte. L’APROG, Association pro guardia civil a diffusé un mode d’emploi à l’intention des agents pour leur indiquer la marche à suivre. L’Association des sous-officiers de la guardia civil a fait de même pour détourner le contenu de la loi du gouvernement basque. A noter que le gouvernement navarrais a adopté une loi équivalente.

Déjà difficile à mettre en œuvre, le processus de reconnaissance et d’aide aux victimes, à ce jour une quarantaine de cas seulement ont été pris en compte. L’entreprise de sabotage orchestrée par la guardia civil risque de ralentir et compliquer davantage encore la démarche. Jusqu’à rendre le texte totalement inopérant ?

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