La Cour suprême espagnole a condamné douze dirigeants catalans à 99 ans de prison pour avoir organisé un référendum d’autodétermination en 2017. D’immenses manifestations embrasent Barcelone et sa région. En pleine campagne électorale, partis catalans et espagnols campent sur leurs positions. Le Parlement européen refuse de débattre de la question.
99 ans de prison, privation de leurs droits civils et politiques et lourdes amendes pour les douze dirigeants catalans, tel est le verdict rendu par la Cour suprême espagnole le 14 octobre à l’encontre d’une douzaine de dirigeants politiques catalans, pour la plupart ex-membres du gouvernement autonome et députés. La haute cour les a jugé coupables de sédition, malversation de fonds publics et désobéissance, pour avoir organisé un référendum illégal le 1er octobre 2017 qui a débouché sur une déclaration d’indépendance au Parlement catalan, dix jours plus tard. La Cour suprême s’est livrée à une surprenante opération trois jours avant de rendre son verdict : elle fait fuiter une information indiquant qu’elle ne retient pas à l’encontre des prévenus le délit de rébellion qui aurait sensiblement alourdi leurs peines. Comme si elle voulait par avance calmer le jeu. Selon des médias espagnols, par le biais des remises de peine, les condamnés pourraient bénéficier de permissions de sorties, puis de la liberté surveillée et conditionnelle, en janvier 2021 pour les plus lourdement condamnés, un an plus tôt pour d’autres. Mais la décision demeure entre les mains de la Cour suprême et ne concerne pas la déchéance de leurs droits civils et politiques.
La sentence
-
Oriol Junqueras, ex vice-président du gouvernement catalan, député aux Cortés, député européen (ERC) : 13 ans de prison et 13 ans de privation de ses droits civils et politiques.
-
Raül Romeva, ex-ministre des affaires étrangères du gouvernement catalan, exdéputé européen (ERC) :12 ans de prison et 12 ans de privation de ses droits civils et politiques.
-
Jordi Turull, ex-ministre du gouvernement catalan et ex porte-parole du gouvernement, député au parlement catalan (JxCat) : 12 ans de prison et 12 ans de privation de ses droits civils et politiques.
-
Dolors Bassa, ex-ministre du travail et ex-députée au parlement catalan (ERC) : 12 ans de prison et 12 ans de privation de ses droits civils et politiques.
-
Carme Forcadell, ex-présidente du Parlement catalan: 11 ans et 6 mois de prison et de privation de ses droits civils et politiques.
-
Joaquim Fort, ex-ministre de l’intérieur du gouvernement catalan (JxCat) : 10 ans et 6 mois de prison et de privation de ses droits civils et politiques.
-
Josep Rull ex-ministre des territoires et du développement durable au gouvernement catalan, ex-député au parlement catalan (JxCat) : 10 ans et 6 mois de prison et de privation de ses droits civils et politiques.
-
Jordi Sanchez, ex-président de l’ANC, Assemblée nationale catalane, ex-député au parlement catalan (JxCat) : 9 ans de prison et de privation de ses droits civils et politiques.
-
Jordi Cuixart, ex-président d’Ómnium Cultural : 9 ans de prison et de privation de ses droits civils et politiques.
-
Santi Vila, ex-ministre de la culture du gouvernement catalan, ex-député au parlement catalan (PDeCAT) : 60.000 euros d’amende et privation pendant un an et huit mois de ses droits civils et politiques.
-
Meritxell Borràs, ex-ministre du logement au gouvernement catalan et ex-députée au parlement catalan (PDeCAT) : 60.000 euros d’amende et privation pendant un an et huit mois de ses droits civils et politiques.
-
Carles Mundó, ministre de la justice au gouvernement catalan (ERC) : 60.000 euros d’amende et privation pendant un an et huit mois de ses droits civils et politiques.
Convivencia y España global
L’Espagne s’attendait à une réaction populaire et institutionnelle catalane. Elle a donc pris ses dispositions. Peu avant la décision de la Cour suprême, plus de 1.200 policiers espagnols sont envoyés dans le pays et les personnels de 215 ambassades mobilisés : argumentaires et clips vidéo sont à la disposition des diplomates pour démontrer à l’opinion publique mondiale que l’Espagne est une démocratie exemplaire, “moderne, consolidée et transparente”, fidèle aux principes de l’État de droit. Le “vivre ensemble”, “la coexistence”, la fameuse “convivencia”, “l’Espagne globale” et “l’Espagne plurielle”, font partie des éléments de langage à mettre en avant lors des interventions dans les médias étrangers et auprès des élus ou des décideurs de ces pays. A titre préventif le 10 octobre, le tribunal constitutionnel avertit Roger Torrent, président du parlement catalan, ainsi que l’ensemble du bureau, des conséquences pénales auxquelles ils s’exposent en cas de désobéissance aux décisions judiciaires. Le 16 octobre, c’est au tour du président catalan Quim Torra de subir les mêmes menaces. A bon entendeur, salut. Le gouvernement espagnol ne supporte plus de voir une banderole en faveur de la liberté des prisonniers politiques et du retour des exilés, flotter sur la façade de la Generalitat, siège du gouvernement autonome. Sous la pression judiciaire, Quim Torra accepte de la retirer le 27 septembre. Mais quelques heures pus tard, elle est remplacée par une nouvelle banderole réclamant le liberté d’opinion et d’expression. La commission chargée de contrôler les élections exige à son tour que rubans jaunes et banderoles indépendantistes soient enlevés de tous les bâtiments publics car il s’agit “de symboles partisans”. Si les Mossos n’exécutent pas cet ordre, la loi sur la Sécurité nationale sera appliquée et Quim Torra inculpé pour délit de désobéissance. Le 4 octobre, le président se plie au diktat.
Mossos d’Esquadra aux ordres de Madrid
L’activité des institutions autonomes est sous tutelle. Le 2 octobre, le Tribunal constitutionnel annule la création d’une Commission d’enquête parlementaire catalane chargée de travailler sur “les activités et les irrégularités délictuelles de la Maison royale” qui défraient régulièrement la chronique, en particulier suite aux déclarations fracassantes d’une des favorites du roi, Corinna zu Sayn-Wittgenstein (1). Mais au royaume d’Espagne, “la personne du roi est inviolable et cela s’étend à l’ensemble de ses actes”, car il s’agit du “symbole de l’unité et de la permanence de l’Etat”. Donc le roi peut violer les lois comme bon lui semble. Enfin, le gouvernement espagnol s’assure que la police autonome catalane obéira parfaitement à ses ordres pour réprimer les manifestations indépendantistes. Pas question de revoir les ambiguïtés et autres tergiversations des Mossos d’Esquadra, comme il y a deux ans lors du référendum. Pris entre deux feux, la position du directeur de la police autonome Andreu Martinez devient intenable, alors que le président Quim Torra vient de le désavouer. Le 1er octobre, il démissionne. Un de ses prédécesseurs, patron des Mossos au moment du référendum, Josep Lluis Trapero, comparaîtra le 20 janvier prochain devant l’Audiencia Nacional qui l’accuse de rébellion et sédition. Il risque 11 années de prison. Le verdict de la Cour suprême n’a fait que souffler sur les braises. Les indépendantistes avaient eux aussi préparé leur mobilisation. Elle passe par la mise en place d’un vaste réseau appelé “Tsunami Democràtic” qui fonctionne de manière cryptée via téléphones mobiles et réseaux sociaux, assortis d’une application très performante. La contestation populaire doit être mise en oeuvre à partir des principes de la non-violence et de la résistance civile. Avec ironie, créativité et diversité, les mobilisations se doivent d’être constantes, continues et inépuisables. Ce système de communication sophistiqué n’a pu être concocté que par des informaticiens de haut vol et il s’inspire des moyens utilisés par les manifestants de Hong-Kong. L’adversaire ne peut en découvrir ses membres dirigeants et l’application permet d’éliminer les correspondants non fiables ou suspects d’infiltration, grâce à la délivrance de codes QR (code-barres) identifiables avec un smartphone. Le 18 octobre, 338.000 personnes étaient connectées à la messagerie instantanée Telegram du Tsunami democràtic. Sont ainsi organisées des manifestations de plusieurs milliers de personnes à l’heure H et à tel endroit, de les dissoudre, puis de les déplacer. L’outil permet imprévisibilité, souplesse et rapidité des rassemblements, du jamais vu qui complique énormément la tâche des forces répressives.
Quim Torra condame les actes violents, mais…
Dès l’annonce du verdict, des centaines de milliers de Catalans bloquent l’aéroport international de Barcelone. Le 16, six cortèges provenant des principales villes catalanes et empruntant les axes autoroutiers convergent vers la capitale. Des centaines de milliers de personnes sont en marche. Syndicats et mouvements sociaux déclenchent une grève générale deux jours plus tard. Les affrontements avec les policiers anti-émeutes dépêchés sur les lieux ont inévitablement entraîné des violences dont les images ont inondé les réseaux sociaux.
Dès l’annonce du verdict,
des centaines de milliers de Catalans
bloquent l’aéroport de Barcelone.
Six cortèges provenant des principales villes catalanes
convergent vers la capitale.
Des centaines de milliers de personnes sont en marche.
Le siège de la délégation du gouvernement espagnol à Barcelone occupé par le gouverneur civil (préfet) est particulièrement visé. La question indépendantiste catalane qui, depuis des mois, avait totalement disparu de tous les radars européens et internationaux, tout à coup revient à la une des médias. A croire que seuls les conteneurs et les voitures qui brûlent sont à même de réveiller les opinions publiques étrangères assoupies. Au bout d’une semaine de manifestations, les médias parlent de 600 blessés et de plusieurs dizaines de détenus. Mais ces chiffres sont sujets à caution, tant les dirigeants espagnols s’acharnent à monter en épingle la violence et un “terrorisme” naissant pour tenter de discréditer le mouvement. Les dirigeants indépendantistes, président Quim Torra en tête, soutiennent les mobilisations et y participent. Une énième polémique s’engage entre Barcelone et Madrid. Finalement, Quim Torra accepte de condamner les actes de violence qui émaillent les rassemblements, mais assortit sa déclaration d’une annonce : l’organisation d’un nouveau référendum d’autodétermination d’ici deux ans. Le 22 octobre, lors d’une séance particulièrement tendue, le parlement catalan approuve un texte qui rappelle le droit des Catalans à l’autodétermination.
Les politiques espagnols sous-traitent auprès des juges
En Espagne, l’attitude des partis n’est pas unanime. Du fait de l’abstention de Podemos et des députés basques et catalans, la Commission permanente du parlement espagnol ne parvient pas le 22 octobre à faire approuver un texte de soutien à l’action de la police espagnole en Catalogne. La droite déchaînée demande plus de fermeté et de répression, les plus radicaux appellent à une nouvelle suspension du statut d’autonomie. Soucieux de se poser en défenseur de l’indivisibilité nationale, Pedro Sanchez, durcit le ton. Il se rend le 21 octobre à Barcelone pour soutenir les forces espagnoles antiémeutes et rencontre quelques policiers blessés. Mais il refuse de rencontrer le président catalan Quim Torra. A la veille des élections législatives du 10 novembre, le gouvernement socialiste demeure fidèle à la ligne politique de son prédécesseur de droite. De la sous-traitance en somme: il délègue la gestion du problème à des magistrats aux ordres —dont le rôle est de transformer un dossier éminemment politique en une vulgaire affaire de droit commun— puis il bombe le torse et bande ses muscles en refusant tout dialogue. A noter toutefois que les députés de la section catalane du PSOE (PSC) ont préféré s’abstenir le 7 octobre au parlement catalan. Ils ont ainsi fait échouer une motion de censure présentée par Ciudadanos pour renverser le gouvernement de Quim Torra qui a reçu le soutien des indépendantistes et de En Comú Podem (Podemos). Comme si les socialistes voulaient ménager l’avenir en laissant entrouverte une possibilité de dialogue. Quant au Podemos espagnol, il n’est guère à l’unisson des socialistes sur la question catalane. Au plus fort de la crise, il rappelle qu’il est favorable à un référendum dont l’organisation doit être concertée entre Barcelone et Madrid, une formule inspirée de l’exemple écossais. Certains dirigeants de Podemos désignent toujours les Catalans incarcérés comme des “prisonniers politiques”. Et l’on apprend le 16 octobre que c’est essentiellement sur les réponses à apporter aux indépendantistes que Pedro Sanchez et Pablo Iglesias ne sont pas parvenus à se mettre d’accord durant tout l’été dernier, lorsqu’ils tentaient de constituer un gouvernement de coalition.
Valls tente de se placer
La campagne électorale qui de fait a déjà démarré, est très fortement marquée dans ses slogans et ses discours par un dénominateur commun, l’exaltation du nationalisme espagnol. Et cela, quelle que soit la couleur politique des intervenants. Dans les sondages, les événement catalans profitent légèrement à la droite (PP et Vox), sans modifier fondamentalement la carte politique. La gauche, si elle parvient à s’unir, devra faire appel aux partis périphériques et sera donc sous leur dépendance. Le vieux mamu qui mine la vie politique espagnole depuis plusieurs années est toujours là. Manuel Valls, aujourd’hui simple conseiller municipal d’opposition, tente de se placer en lançant le 21 octobre une “plate-forme constitutionnaliste”, anti-chambre d’un grand projet national progressiste, modéré et centriste. La démarche opportuniste du “Français” fait plutôt sourire en Espagne.
L’ensemble des abertzale manifeste en Pays Basque sa solidarité à l’égard des Catalans. Même Andoni Ortuzar, président du PNV, participe le 19 octobre à la manifestation organisée à Donostia par Esku dago contre le verdict espagnol. Mais la position du PNV demeure très prudente. Il refuse le 25 octobre de signer aux côtés de cinq partis catalans, basque et galicien, une déclaration en faveur du droit à l’autodétermination de la libération des prisonniers politiques et du respect des libertés publiques. Le gouvernement basque demande à Sortu de ne plus organiser de manifestations publiques lors de la libération des preso et pour le PNV, l’option souverainiste empruntée par son ex-allié PDeCat demeure une voie sans issue. Il polémique avec Carles Puigdemont et surtout maintient son alliance avec les socialistes pour gouverner la Communauté autonome basque (CAV), en échange de quoi ses députés apporteront un appoint indispensable pour que le PSOE gouverne l’Espagne. Mais l’alliance PNV/PSOE ne parvient pas à la majorité absolue pour faire approuver le budget de la CAV. Il semble que le PNV soit parvenu à un accord pour bénéficier du soutien de Podemos, grâce à de larges concessions sur le plan social. Réponse dans quelques semaines. L’ex-lehendakari Juan José Ibarretxe se démarque ouvertement de son parti d’origine. Le 16 octobre, il manifeste aux côtés du président Quim Torra dans un défilé pacifique bloquant l’autoroute A7 près de Barcelone.
Parlement-autruche
Les sondages sont plutôt favorables au vieux parti jeltzale qui obtiendrait aux élections du 10 novembre un député de plus, soit 7. Cela au détriment de Podemos qui passerait de 4 députés à 3. Au parlement espagnol, le PP n’aurait plus de représentant de la CAV ou n’en aurait plus qu’un seul, selon les sondages. En Alava, EH Bildu pourrait gagner un député en évinçant le PP et arriverait légèrement en tête dans la capitale, Gasteiz. Alors que les grands journaux européens font leurs gros titres sur le verdict espagnol et les manifestations qui en découlent, le Parlement européen offre le triste spectacle d’une indifférence propre à celle des autruches. Le 21 octobre, le groupe des Verts demande d’ouvrir un débat sur la situation en Catalogne. Le Parlement refuse par 299 voix contre, 118 pour et 29 abstentions. Un vote d’autant plus scandaleux que Carles Puigdemont, en exil, et Oriol Junqueras, en prison, sont élus députés de ce Parlement. L’Espagne lance un nouveau mandat d’arrêt européen à l’encontre des six dirigeants indépendantistes catalans exilés en Belgique, en Ecosse et en Suisse et dont elle souhaite obtenir l’extradition. Le 15 octobre, le juge d’instruction Pablo Llarena fait parvenir à ses homologues belges une demande de réactivation du mandat d’arrêt concernant Carles Puigdemont —élu entre temps député au Parlement européen— pour “sédition et malversation de fonds publics” utilisés lors de l’organisation du référendum d’autodétermination. La justice belge renvoie illico le dossier à l’expéditeur et demande que ses auteurs le traduisent, soit dans une des trois langues officielles de l’État belge —l’allemand, le flamand ou le français— soit en anglais. A Bruxelles, Carles Puigdemont comparaît le 18 octobre pendant une vingtaine d’heures devant un juge qui le laisse en liberté sous conditions. Il sera à nouveau convoqué le 29 et une décision sera rendue d’ici plusieurs mois. Une procédure auprès de la Cour de justice de l’Union européenne est en cours pour obtenir l’immunité parlementaire d’Oriol Junqueras, élu député européen. Mais là aussi, peu de chances qu’elle aboutisse. Quant au verdict du 14 octobre émis par la Cour suprême, un recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme est possible. Mais il convient pour cela d’épuiser les recours en droit interne. Nous en sommes loin. Un premier recours en nullité sera présenté d’ici vingt jours auprès de la Cour suprême. Puis le Tribunal constitutionnel devra statuer, il risque de rendre son verdict d’ici deux ou trois ans. Le temps du judiciaire est toujours très décalé par rapport au temps du politique. La confiance des peuples à l’égard de cette institution en prend un sacré coup. Sa crédibilité aussi. Le problème de l’Espagne en Catalogne n’est pas près d’être résolu. Le spectacle d’un Etat “sûr de lui-même et dominateur”, enkysté dans son nationalisme, figé, incapable de proposer une solution politique, est pitoyable. “La crise sera longue” affirme Pedro Sanchez. Au moins là dessus, on peut lui faire confiance.
(1) Avec l’aide de sa maîtresse, Juan Carlos aurait caché en Suisse 80 millions d’euros correspondant à des commissions touchées sur des marchés d’Etat, en particulier pour un contrat de construction d’un train rapide en Arabie saoudite.